Livre 1 - Chapitre 6

16 4 0
                                    

Deborah lève la tête du carnet et prend une grande respiration, la sensation de remonter d'une plongée en eau profonde. Un coup d'œil à son téléphone l'informe qu'il est près de deux heures du matin. La lecture a été laborieuse, l'écriture de sa grand-mère est fine et certains passages presque effacés par le temps. Pourtant elle a été happée par ces lignes, ces moments de vie précieusement consignés. 1939. Le début d'une période si compliquée, qu'elle peine à l'envisager pour l'adolescente qu'elle est en train de découvrir. Mais la jeune Eugénie semble avoir du cran et être une sacrée tête de mule. La tête encore pleine des mots de sa grand-mère, Deborah se déshabille et se glisse sous la douche. Elle reste de longues minutes sous le jet brulant, en se demandant comment elle aurait mené sa vie si elle avait été adolescente en 1939 ?

Que disait Goldman déjà ?

« On saura jamais c'qu'on a vraiment dans nos ventres

Caché derrière nos apparences

Serions-nous de ceux qui résistent ou bien les moutons d'un troupeau S'il fallait plus que des mots ? »

Il avait surement raison, et merci à sa mère pour la référence.

Mais encore plus que la période de guerre, ce sont les problématiques quotidiennes que rencontre Eugénie qui surprennent sa petite fille. Autorisation de sortie, trouver sa place dans le monde, un monde qui vit si mal la différence : hommes et femmes, chrétiens et juifs ... Quatre-vingts ans après, et malgré de belles avancées, Deborah se retrouve confrontées aux mêmes barrières, moins visibles certes, mais toujours présentes. Elle est tiraillée entre l'envie de croire que ces similarités la rapprochent de sa Grand-mère, et le désespoir de voir que près d'un siècle s'est écoulé mais que les Hommes – avec un grand H, n'évoluent pas.

Lorsqu'elle sent la peau de ses doigts se friper elle coupe le jet et s'enroule dans les serviettes moelleuses de l'hôtel. Devant le miroir brumeux elle s'observe attentivement. Grand-mère était plus jeune qu'elle lorsqu'elle a commencé à écrire, mais Deborah se demande si elle pourrait retrouver sur son visage quelques traits de la jeune Eugénie. Ses cheveux à elle sont châtains, et ses yeux d'un marron incroyablement banal. Elle se recule et se tortille devant le miroir pour s'observer sous tous les angles. « J'imagine que j'ai les mêmes jambes potelées que toi Grand-Mère ! » sourie t'elle, un peu dépitée. Devrait-elle porter une gaine ? Est-ce que cela se fait encore ? Il est sans doute aussi rapide de passer entre les mains d'un chirurgien aujourd'hui que d'acheter une gaine.

Deborah tente de s'imaginer avec un tailleur noir, similaire à celui que décrit sa grand-mère. Elle devait être si chic. Une mode quelque peu dépassée aujourd'hui, « trop classique ! » dirait Victoire. Peut-être, pense Deborah en réponse, mais quand même, quelle classe !

Une étincelle s'allume dans sa mémoire : le sac ! Elle se rue sur le sac militaire et le fouille frénétiquement, avant d'en sortir son précieux butin : un bibi noir à voilette. Elle n'y a pas prêté attention plus tôt, le tissu est abimé, poussiéreux, et la voilette a été grignotée par les mites à plusieurs endroits. Mais Deborah en pleurerait presque. A côté des vêtements simple et confortable de sa grand-mère, ce bibi représente d'avantage la jeune femme qu'elle a été. Elle époussette avec des gestes doux le feutre noir, et, timidement, le pose sur sa tête. De retour devant le miroir elle éclate de rire à la vue du bibi qui penche dangereusement sur ses cheveux encore humides. Elle ramène ses mèches en un chignon bas, et s'applique à positionner le petit chapeau comme, elle l'imagine, a dû le faire Eugénie un demi-siècle plus tôt. Après plusieurs tentatives, l'image que lui renvoi le miroir la fait de nouveau sourire, d'émotion cette fois. Oui, elle est très chic, grâce à sa grand-mère.

Je ne te connaissais pasWhere stories live. Discover now