Livre 2 - Chapitre 15

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Dimanche 14 juillet 1940

Cher journal,

Aujourd'hui nous devrions célébrer une victoire, rendre hommage, mais c'est finalement une journée de deuil national qui a été décidée par le Maréchal Pétain. Papa a refusé de sortir de la maison, prétextant devoir rester avec Maman. Je crois surtout qu'il ne voit en tout ça qu'une vaste farce. Rendre hommage à des hommes qui se sont battus pour la liberté, alors que c'est bien la guerre qui lui a enlevé son fils. Pour la première fois je suis de son avis, cela ne rime pas à grand-chose.

Madeleine m'a surprise en me demandant de l'accompagner au monument aux morts. C'étaient les premiers mots qu'elle prononçait depuis deux semaines, et j'ai mis un moment à réaliser qu'elle m'avait effectivement adressé la parole. Nous nous sommes donc rendues sur la place ce matin. Nous nous y sommes rendues très tôt, afin de ne pas être dérangées, ni par les Boches, ni par les défilés militaires. Quelques familles avaient eu la même idée que nous, et nous étions une petite dizaine, majoritairement des femmes, autour du monument, dans un silence de pieux recueillement. Je me sentais vide de toutes émotions. J'ai trop pleuré ces derniers jours, je suis épuisée du manque du sommeil, et du manque d'Emile. J'ai l'impression de n'être plus qu'une coquille vide. Mais j'appréhendais la réaction de Madeleine. Après tout elle venait de perdre Emile, certes, mais avait déjà perdu son père et son oncle dans la précédente guerre. Devant les noms gravés elle a passé la main sur l'or incrusté dans le marbre, fermant un instant les yeux. Je la regardais faire, avant de me recueillir à mon tour. J'ai bien tenté de trouver une prière, ou des mots à prononcer pour cette situation particulière, mais rien ne m'est venu. Je m'adresse à Emile chaque soir avant de dormir, mais les mots me manquaient dans un instant si solennel. Je me suis donc contenté d'observer Madeleine. Elle n'a pas flanché, n'a pas laissé une larme rouler, et tandis qu'autour de nous les femmes pleuraient dans leur mouchoir, nous sommes restées côte à côte, impassibles. Après quelques minutes nous sommes rentrées à la maison sans un mot. Madeleine s'est attelée à la préparation du repas, et je l'ai secondé en silence, sans relever le fait qu'elle ne cuisinait plus et mangeait à peine depuis l'affreuse nouvelle.

Des fantômes, voilà ce que nous sommes me suis-je dit. Plus rien n'a d'importance.


Mardi 16 juillet 1940

Cher journal,

C'est officiel, je suis diplômée.

Je me suis rendue avec Nicole devant le lycée, où étaient affichés les résultats du Baccalauréat ce matin. Je passe avec la mention « Bien », ce qui me convient amplement. Nicole passe également, mais sans mention. Elle était cependant très heureuse de son sort. Le rassemblement d'étudiants sur le trottoir n'a pas tardé à causer quelques grabuges, et nous avons été priés de nous disperser rapidement par des soldats Boches, parlant un français très approximatif. Certaines de mes camarades les plus téméraires leur ont tiré la langue, jeté quelques mots salés, et des gestes de la main très évocateurs. Les garçons y allaient avec plus de virulence, provoquant les soldats, les sifflants et les abreuvant de quolibets.

Cela m'a fait quelque chose de les voir de si près, les Boches. D'habitude je ne les aperçois que de loin, et je les évite soigneusement. Devant la cohue qui menaçait j'ai préféré m'éloigner, avant de perdre le contrôle de moi-même. Parmi ces Nazis se trouvent les assassins de mon frère, et je crois que si j'avais cédé à mes pulsions je me serais jeté sur eux pour les réduire en charpie. Nicole m'a raccompagné à la maison. Elle sait combien je souffre et reste à mes côtés, s'assurant que je continue tant bien que mal. Continuer quoi ? Je ne sais pas. Mais sa présence m'est indispensable.

Je n'ai toujours pas de nouvelles de Cath. Elle devrait être à Londres à l'heure qu'il est. J'espère qu'elle est en sécurité, même si les rumeurs qui nous parviennent ne sont pas les plus rassurantes. Le Führer a les yeux sur la Grande Bretagne. Mais Madeleine me certifie qu'avec Churchill et De Gaulle les Anglais ont les bons hommes au pouvoir. Je reste dubitative. Ces hommes n'ont pas protégé la France, pourquoi cela serait-t-il différent en Angleterre ? Rien ne semble pouvoir arrêter les Allemands.

Je ne te connaissais pasWhere stories live. Discover now