Livre 2 - Chapitre 9

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Dimanche 5 novembre 1939

Cher journal,

J'ai l'impression de ne pas avoir ouvert ces pages depuis des siècles. Et pourtant cela ne fait que deux mois. Je m'attendais à un grand chamboulement, un raz de marée à la suite de l'annonce de guerre, mais rien n'est venu.

J'ai repris le lycée comme si de rien n'était, Nicole à mes côtés et Cath nous retrouvant sur le chemin du retour. Nous passons le baccalauréat cette année, et les professeurs n'ont pas perdu de temps pour nous noyer sous les devoirs. J'essaie de ne pas trop m'inquiéter, mes résultats sont bons, si je garde le rythme l'année devrait s'écouler sans trop de difficultés. Nicole c'est une autre paire de manche. Elle peine en français, en calcul et même en éducation physique, ce qui n'est tout de même pas bien sorcier. Deux mois après la rentrée et ses parents lui ont déjà imposé un professeur particulier trois fois par semaine. Elle l'espérait charmant, mais il semble que ce soit un vieux grincheux à l'odeur de poussière, absolument barbant. Je la plains. Elle est obligée de mettre de côté le bénévolat à la Croix Rouge pour un temps.

De mon côté, et en raison de la situation, j'ai dû abandonner mon rôle d'assistante auprès de Madeleine. Pour les protéger, les élèves des petites écoles ont été transférés à Arromanches, sur la côte, où ils sont plus en sécurité. Madeleine et ses collègues prennent le bus chaque matin pour les rejoindre, et dispense leurs cours dans des hôtels mis à leur disposition. Elle rentre à Caen chaque soir. Le départ d'Emile nous a rapprochées, et nous sommes comme des sœurs. Tant et si bien qu'à force de passages et de diners à la maison, elle a fini par s'installer avec nous. La maison nous semble un peu moins vide, et elle se sent un peu moins seule.

Emile nous écrit presque chaque semaine. Les lettres arrivent avec du retard, beaucoup sont censurées pour ne pas dévoiler d'informations sensibles, mais cela nous permet de suivre son quotidien. Nous qui craignions pour sa vie, le voilà cantonné dans une ferme à l'est du pays, à travailler dans les champs pour aider les agriculteurs. Il s'ennuie, à froid, faim, et ne comprend pas pourquoi ils restent ainsi figés. Je l'imagine ronchonner sans cesse, et je ris du sort de ses compagnons qui doivent le supporter. Il demande qu'on lui écrive souvent, et lui que je n'avais jamais vu tenir un crayon nous en envoie des tartines. Il y a toujours un ou deux feuillets spécialement pour Madeleine, qu'elle s'empresse d'aller lire en privé. Je me demande bien ce qu'ils peuvent se raconter.

Chaque dimanche Papa laisse trainer son journal à mon intention. Une façon détournée de me laisser m'informer, de me faire confiance. Je peux y lire les avancées des armées, et ce qui est décrit est plutôt encourageant. Il semblerait que le Führer soit tellement engoncé dans son égo qu'il perde notion de la réalité. Le seul changement trahissant la gravité de la situation est la demande, toujours plus importante, de dons pour les réfugiés arrivant à Paris et dans le sud de la France.

Un samedi sur deux je continue donc de me rendre au bureau de l'UFSF, toujours accompagnée de Jeanne, pour trier des cartons et des cartons de vieilles affaires, en espérant pouvoir en envoyer au plus vite auprès de ceux qui en ont besoin. A chaque fois je ne peux m'empêcher de remarquer l'absence d'hommes dans les rues. C'est étrange. Ce sont soit des jeunes garçons soit des vieillards. Bien que je me targue de ne pas y prêter d'importance, je dois avouer que nos sorties dans les cafés ou au cinéma sont moins amusantes sans un ou deux garçons à observer.


Dimanche 12 novembre 1939,

Cher journal,

Nous avons fêté l'Armistice hier. Mais mon cœur n'y était pas. A quoi cela sert-il de fêter une victoire alors que mon frère est sur le front ? L'ambiance était morose, je suis rentrée dès que j'ai pu. J'ai dormi.

Je ne te connaissais pasWhere stories live. Discover now