Livre 2 - Chapitre 16

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Dimanche 18 août 1940

Cher journal,

Je passe mes journées sur les ouvrages dont me charge Madame Blanchard. Ce n'est pas le travail le plus passionnant mais cela m'occupe, et me donne l'occasion de réfléchir à ce que je veux faire. Papa menace encore de me marier pour régler la question de ma place dans la société, mais je crois qu'il ne le pense pas vraiment. Est-ce d'être entouré de femmes, ou l'impact positif de Madeleine à la maison, toujours est-il qu'il me laisse de plus en plus de liberté. Il était même content d'apprendre que j'avais été embauchée auprès de Madame Blanchard. Sur le salaire qu'elle me paye une partie va pour les besoins de la maison, et le reste me revient, ce que je trouve être un bon compromis. Cela met un peu de beurre dans les épinards.

Quant à ce que je souhaite faire plus tard, plus j'y réfléchis, plus j'en discute avec Madeleine et plus l'idée de devenir institutrice me plait. J'ai tellement apprécié enseigner aux petites de Madeleine, et elle me dit elle-même que j'ai une très bonne attitude avec les enfants. Malheureusement l'occupation complique tout. Le Maréchal Pétain en a après les instituteurs. Il leur reproche leur pacifisme, leurs idées politiques, de s'être mal battus, d'avoir déserté. Je crois qu'ils n'ont pas rencontrés Madeleine. Qu'a-t-il fait lui ? A part signer la reddition ? Il a visiblement décidé de reporter la faute sur d'autres, et les instituteurs sont une cible aisée. Alors depuis près d'un mois une purge a lieu dans le corps enseignant et Madeleine a déjà vu certains de ses collègues démis de leurs fonctions pour leurs idées politiques, et sous prétexte qu'ils seraient un élément de désordre. Je ne suis pas sûre de vouloir entrer dans une telle institution. Un instituteur doit servir de modèle, et je crois qu'il n'est pas nécessaire de renvoyer un professeur pour ses idées personnelles. Cela ne doit pas l'empêcher de faire son travail correctement. Madeleine dit que c'est encore le gouvernement qui pratique la censure et convient d'un discours unique à transmettre à tous. Cela me dérange au plus haut point. Elle-même n'est pas sûre de pouvoir reprendre son poste à la rentrée. Les classes se tiennent toujours à Arromanches, puisque les Boches continuent d'occuper les locaux des écoles primaires et secondaires. Malheureusement le réseau de transport en commun fonctionne mal, et les bus ne circulent plus faute de véhicules et de carburant. Madeleine ne sait même pas si elle pourra rejoindre sa classe, si elle est toujours en poste à ce moment-là.

Ce n'est peut-être donc pas le meilleur moment pour me lancer dans une carrière d'institutrice. Peut-être devrais-je juste demander à Madame Blanchard de m'engager officiellement ? Au moins jusqu'à ce que les choses se calment ? Cela apporte un complément à la maison ce qui aide Papa, et peut être que c'est la seule chose qui compte pour l'instant ?


Dimanche 25 août 1940

Cher journal,

C'est officiel Madeleine ne reprendra pas son poste à l'école la semaine prochaine. Elle a reçu son courrier de licenciement cette semaine. Elle est priée de ne pas revenir auprès de ses élèves, une remplaçante « plus à même d'enseigner les valeurs de la république » lui ayant déjà été trouvée. Je me suis donc trompée, ils savent parfaitement à qui ils ont à faire, et ont décidé d'éliminer une jeune femme parlant trop fort. Madeleine est entrée dans une colère noire, tapant des poings sur la table et tourant en rond dans la cuisine, incendiant ses -ex – supérieurs, le gouvernement, le Maréchal, et le Führer tout de go. Cela a duré plusieurs minutes avant qu'elle ne se calme, et qu'avec un sourire effrayant, elle ne déchire la lettre.

- Ils n'ont pas fini d'entendre parler de moi, je te le dis.

Elle est sortie sur ces entrefaites et je ne l'ai pas revue de la journée. Lorsqu'elle est rentrée le soir, tard, je savais qu'il était inutile que je pose des questions.

Cependant cela me conforte dans l'idée que je dois garder un travail pour l'instant. Mon avenir attendra, nous ne pourrons pas vivre à quatre sur le salaire de Papa éternellement.


Lundi 26 août 1940

Cher journal,

Je suis retournée voir Madame Blanchard aujourd'hui, pour récupérer mes dernières commandes du mois, et discuter avec elle d'une embauche permanente. J'étais assez stressée. Si elle me refusait un poste je devrais aller chercher du travail ailleurs, et je n'étais pas certaine d'avoir assez de qualifications pour en trouver.

Lorsque je suis rentrée dans l'atelier trois couturières étaient en plein travail, consciencieusement penchées sur leurs machines. Le bruit des Singer en action est assez impressionnant et je ne sais comment font ces filles pour ne pas devenir sourdes. Elles ont à peine relevé la tête tandis que je me faufilais entre leurs postes de travail, jusqu'au bureau de Madame Blanchard. Madame Blanchard est une femme imposante, tant par sa carrure que par son regard, et elle était assise derrière un large bureau, la faisant paraitre encore plus impressionnante. Autour d'elle des rouleaux de tulle, de mousseline et de coton s'empilaient, et des piles de papiers menaçaient de s'effondre à tout instant.

Madame Blanchard est réputée pour son exigence et son travail de qualité, même si elle est un peu effrayante au premier abord, elle se révèle être assez douce en réalité.

J'ai atteint son bureau, et elle m'a immédiatement tendue une panière pleine de linge à repriser avec un sourire.

- Il me faudra ces vêtements avant jeudi, ça ira ? m'a-t-elle demandée, en levant un sourcil.

J'ai acquiescé, et avant qu'elle ne replonge dans sa comptabilité et la masse de papiers amassée devant elle, je me suis lancée.

- Madame Blanchard, est ce qu'il ne vous faudrait pas une couturière en plus ? Je cherche du travail, je dois aider mon père, et j'apprécie travailler pour vous. Je me demandais si vous ne pourriez pas me proposer un travail, permanent j'entends.

Elle m'a détaillé de la tête aux pieds et a soupiré. Mon cœur a raté un battement, cela ne me disait rien de bon.

- Vous êtes une excellente couturière Mademoiselle Duval, sans doute la meilleure dans cet atelier, mais je n'ai pas les moyens de vous embaucher au prix que vous méritez. Je reconnais que votre aide nous est utile, et votre précision est précieuse, mais si je vous emploie cela restera entre nous. Vous travaillerez de chez vous, et je ne pourrais pas vous payer plus de trois francs de l'heure. Onze heures par jour. Six jours par semaine. Je ne peux pas faire mieux.

Malgré mes faiblesses en calculs, je comptais que cela me procurait un revenu de deux cents francs par semaine. Ce n'est pas mirobolant, pour subvenir au besoin de la maison, mais c'est toujours cela de pris. Je doute que beaucoup de boutiques recrute en ce moment, et mieux valait sécuriser mon emploi. Je lui ai tendu une main sûre à travers les empilements de son bureau.

- Cela me convient.

Elle a serré ma main dans la sienne, scellant notre accord.

- Revenez jeudi avec ceux-là, elle a pointé du doigt la panière sous mon bras, et je vous donnerais les nouveaux ouvrages.

J'ai acquiescé, l'ai remerciée, et suis rentrée à la maison, soulagée d'avoir à la fois une occupation et un revenu.



Singer : Célèbre marque de machine à coudre. Isaac Merrit Singer dépose son brevet en 1851, et la marque gardera le monopole pendant plus de cent ans.

Je ne te connaissais pasWhere stories live. Discover now