Maggie a fait craquer une allumette. Elle m'a fixé en allumant sa cigarette. Tout était prêt : elle avait déplié le fauteuil, armé l'assise avec la baillonnette. Elle a tiré trois taffes.
- C'est ici qu'ils les ont trouvées, répète t-elle.
Je lui fais signe que j'ai entendu. Mes yeux balaient le bord de la route, comme si entre deux canettes, j'allais trouver un indice ; une trace de Chris. C'est partout et nul part. J'hume son odeur. Dans mes mains en coupe, une grosse chaussure de randonnée. L'autre git à mes pieds.
- Il va falloir se dépêcher, poursuit Maggie. Le soleil va se coucher.
Elle s'étend sur le siège, étalant ses jambes en-dedans et en-dehors de l'habitable ; une main aux ongles rongés épouse sa cigarette, l'autre tapote sur le tableau de bord. A contre-jour, le soleil la courronne ; mais dans la pénombre, je vois le plis entre ses sourcils. Elle se demande si elle doit me pousser, si moi aussi elle doit me tenir la main ; si je suis la cadette ou bien l'aînée.
- C'est pas aujourd'hui qu'on le retrouvera,
- Tu n'en sais rien.
Le fauteuil émet un grincement, comme un couinement. Décidée, je le fais dévalée le petit talus. Maggie jure, jette sa clope, claque la portière et me rattrape avant que je déraille mais la terre, les cailloux, me rattrapent. Tout sourire, je l'attends près du premier pin. Elle ravale une réplique sarcastique.
Entrer dans une forêt, c'est comme un premier baiser ; pas ceux du bal de promo, celui qu'on donne devant l'autel, quand on soulève le voile et qu'on découvre un visage pour la toute première fois. L'air frais caresse mes lèvres. Mes fesses décolent du siège. La moindre pierre me fait trébucher, les racines nous forcent à les contourner, les branches à nous applatir.
Les femmes ont toujours eu moins peur de la forêt parce qu'elles sont habituées à se faire baiser.
- S'il n'avait pas ses chaussures, il a dû éviter les ronces là, pressent Maggie, et le sentier avec les cailloux. Il aurait marché dans mousse, choisit-elle ; forçant les roues du fauteuil.
- Non, il aurait choisi le sentier.
- Quoi ? C'est un maso, ton gars ?
- Non ! je m'indigne. Ca n'a rien à voir. Après qu'on se soit quitté, il a plu. Le sentier aurait été dans l'eau. Il y aurait eu de la boue, j'élude, de plus en plus mal à l'aise. Tu as déjà trempé tes pieds dans la boue, rassure-moi ?
- Pas depuis que j'ai six ans. Soit, il a choisi le sentier avec la boue, soupire Maggie. Ca ne nous avance pas à grand chose, ajoute t-elle plus bas.
Le sentier est sec ; non pas asséché par la chaleur, mais simplement par l'érosion. Les cailloux forment un barrage naturel dans lequel s'en sont allés mourir quelques vieilles truites. Les cailloux, on pourrait se les enfiler autour du cou, comme des perles, tellement ils sont doux ; et l'herbe est presque noire à cette heure, une couleur qui lui aurait plu s'il l'avait vu. Oui, parce que sa couleur préférée, c'était le noir. Son animal totem, le goelan et son parfum de glace, je crois que c'était l'ananas.
- Je suis sûr que c'est lui le gars qui a inventé la pizza à l'ananas !
- Ca m'étonnerait pas, je fais.
- S'il est mort, on le ramènera et on l'enterra dans le cimetière.
Elle ralentit. Son pas se suspend dans les airs.
- S'il est en vie... Et bah je vous laisserai ma chambre pour vos retrouvailles.
- Je ne sais pas si on reviendra tout de suite. Peut-être que Chris aura d'autres projets...
- Tu vas pas me faire croire que c'est pas toi qui décide, claque Maggie ; puis me voyant me raidir : Fais comme tu veux.
La forêt se referme davantage et Maggie ralentit le pas. Elle jette des regards en arrière, priant pour que la voiture soit toujours là, espérant pouvoir trouer la forêt d'un regard. Elle aurait dû jeter ses mégots, Petit Poucet ; au risque d'incendier toute la forêt. "C'est plus profond. C'est plus loin" J'aimerais qu'elle fasse demi-tour.
- Vous aurez besoin d'aide bientôt, je dis, parlant de l'ombre qu'on sent planer au-dessus de la prison, celle qui fait plus peur aux adultes qu'aux enfants.
- C'est rien qu'on ne surmontera pas.
On croise des rôdeurs éventrés ; les Créatures d'Alice au Pays des zombie. Maggie les achève. Je roule sur des viscères, cherche parmi la pourriture une dentition familière. J'ai le coeur au bord des lèvres. Un mugissement, quelque part, dans le vent. Soudain, j'aggripe sa main.
- Il faut rentrer, je balbutie.
- Déjà ? Il nous reste encore un peu de temps.
- Rentrons, je la presse.
Combien de kilomètres, d'hectares, d'âcres, me faudra t-il parcourir pour le retrouver ? Je déglutis péniblement. Ma poitrine se vide. Je n'aurais pas dû espérer. C'est le vil poison de la prison ; il m'a fait croire que lampe-torche, voiture et carte, m'aideraient. Le coeur en colibris, j'accepte la défaite. Je demande pardon.
Cette quête prendra autre chose que du temps.
La forêt ne rendra pas Chris sans échange.
Je passe ma langue sur mes dents.
Aucune carrie
Des gencives sensibles
Pas d'appareil dentaire
De grosses molaires pour une petite mâchoire
Je pourrais m'arracher toutes les dents ; les yeux et le coeur.
La forêt me rirait au visage.
Maggie s'arrête. Elle me prend dans ses bras. Mes larmes ruissellent sur son pul en cachemire ; matière précieuse qu'elle apprécie salir. Dans le flou artistique, j'apperçois les branches d'arbre au-dessus. Ca me rappelle les câbles électriques de Chicago.
Maintenant que j'ai abandonné la forêt
A qui dois-je adresser ma prière ?
Je serre les dents pour les briser.
Dans toutes les forêts, il y a un arbre plus grand que les autres ; le plus âgé, l'aîné. Les racines sont immenses ; les branches gigantesques. C'est un chêne ou un érable. Les vénures servent de marche-pied. Je ferme les yeux à m'en déchirer les paupières et je l'imagine gravir l'écorce ; essuyer la sève ; fuir les branchages.
Sans chaussures, c'est plus facile de grimper.
C'est plus facile de rester.
- On va faire une pause ici, décide Maggie. Bois un peu.
L'arbre le plus grand ; l'aîné, l'attrape-rêve. Je demande à Maggie de me rapprocher. Je demande s'il est réel, si je l'ai imaginé. Avant que je le lui ai fait remarquer, elle ne l'avait pas regarder. La magie du naturel s'est se camoufler aux yeux des mortels.
Les feuilles sont rouges et ors, même en plein hiver. Ce n'est qu'un effet de lumière. Les racines noires serpentent sur un sol qui a absorbé toutes les premières neiges. La mousse, le lierre, le dévétissent ; aspirent la sève, engendrent les champignons qui le tueront à terme. Je tends le bras. Ma main se referme sur une arraignée. Son cul jaune explose.
- C'est magnifique, murmure Maggie.
Je me lèche les doigts ; râcle mes ongles. La cime des arbres est déserté par les hommes. Maggie éclate de rire. C'est de la subjugation, de l'admiration d'enfant devant les miliers d'oiseaux qui prennent leur envol en même temps ; un peu de peur aussi. Penchés par-dessus le rebord du nid, les petits nous supplient. Elle fait un pas en avant mais je la rappelle.
- Quoi ? demande t-elle, un pied déjà posé sur la racine.
- Ecarte-toi !
C'est une parade nuptiale. La mante religieuse dance avant de dévorer son amant, le serpent enserre sa proie, l'araignée ; l'araignée, elle caline le petit infime minuscule insecte. La forêt ne te veut que du mal. La tête inclinée, les yeux fixés sur la mousse, j'effleure le ventre de l'humanité.
Le vent se lève. Les oiseaux serpentent au-dessus de nos têtes.
Toc toc toc
Maggie prend un ton allarmé. Elle aussi l'a entendu.
Elle me supplie de rentrer mais je veux être sûre.
Je veux l'entendre dire mon nom.
Toc toc toc
Le ventre de l'arbre répond par accoups. Il est inutile de vérifier ; impossible avec mes jambes. J'enlève mes chaussures, force mes orteilles à adhérer à l'écorce, mais rien à faire, mes membres pendent. Je frappe contre le tronc. Maggie crie derrière moi.
Elle ne sait pas qu'au sommet, entre les deux plus grandes branches, il y a un cratère assez gros pour qu'un homme adulte s'y laisser tomber. Elle ne sait pas que ces champignons font pourir l'intérieur de l'arbre, rendant le creux glissant et poisseux.
Statistiquement, c'est impossible qu'il soit vivant.
Objectivement, je ne peux pas vérifier.
Scientifiquement, mes sens pourvoient aux réponses.
Ce sont des râles, des coups sans rythme, instinctifs.
Et pourtant, pourtant,
A travers la sève et le sang, c'est son odeur que je sens.
Maggie me tire en arrière. Elle m'arrache à l'incertitude ou la possibilité d'une certitude.
La forêt se referme, ravalant l'arbre aux merveilles.
A travers la horde, puis dans la voiture, alors qu'on sillonnent des champs jamais moissonnés
je sens sa présence
Enfant des gratte-ciel
Enfant des villes grouillantes, de ses fourmilières desquelles je me suis moquée
Je continue de te donner
Deux yeux pour apprécier ma beauté
- IL EST MORT !
Rien ne se perd
Tout se transforme
A plein poumon, le front couvert de transpiration, je pousse le premier cri.
Maggie accélère, hurle avec moi.
Et dans nos cheveux entremêlés se tressent les nouveaux rêves de l'humanité.