Chapitre 76 (Partie 7)

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Gaëlle accorda un regard à Brogan. Son front se barrait d'un pli soucieux. Lui, pour sa part, aurait davantage eu sa place dans une composition en clair-obscur du Caravage. Soudainement elle eut très envie de sortir son carnet et ses crayons, de s'asseoir et de le dessiner. Il était loin d'être aussi parfaitement beau qu'Arlon où aussi exotiquement viril que lord Blake, mais à cet instant sous la lumière pâle du soleil écossais, elle trouvait son visage si expressif ! Il était inquiet, sa figure le reflétait. Quand il était heureux, on le voyait immédiatement et quand il était triste, c'était tout aussi clair. Aidan, aussi taquin, farceur, roublard soit-il, était toujours parfaitement honnête avec elle. Et c'était si rassurant. Lorsqu'il se rendit compte qu'elle le dévisageait, ses lèvres s'incurvèrent d'un sourire doux, avant d'articuler sans un bruit : Est-ce que ça va rouquine ?

Elle hocha la tête et se décida à affronter ses souvenirs. Elle n'avait pas à avoir peur, elle savait déjà le pire, puis elle n'était pas seule. Après tout son meilleur ami était avec elle.

Malgré la décrépitude des lieux, elle se revit, toute petite, courir le long de cette rigole qui couturait les pavés cabossés. Son père activait en riant la pompe à eaux aujourd'hui brisée et laissait couler un flot déchaîné sur lequel de petits bateaux de papiers colorés voguaient, prêts à toutes les aventures. Et elle les poursuivait sur ses petites jambes sous les encouragements de sa mère qui tapait des mains. C'est sur ce banc de pierre que Délia avait soigné le genou écorché de sa fille quand elle avait trébuché en essayant d'attraper un oiseau. Et les roses qu'elle posait sur le rebord de la fenêtre de son atelier à l'étage, venaient de ce rosier dont les branches, à la belle saison, se recouvriraient de fleurs blanches. Elle qu'il y a encore quelques mois pensait ne plus jamais pouvoir se rappeler de quoique ce soit concernant sa famille !

Elle gravit les marches du perron de la maison. À l'intérieur, derrière les portes brisées dont les débris gisaient au sol, l'escalier de bois, les planchers des étages supérieurs étaient effondrés et formaient un gigantesque enchevêtrement de poutres, de lambris calcinés. Une forte odeur de bois moisi lui monta d'abord au nez, puis elle fut saisie par un vague parfum de bois, de laine brûlée... et de chair. Dans un cri, elle tourna les talons, dévala les quelques marches, évita Aidan qui essayait de l'arrêter, courut vers le portail qu'elle ouvrit à la volée et s'élança dans la lande. Ses pas la guidèrent sans qu'elle sache comment au sommet de la colline qui surplombait le château en ruine. Elle était coiffée d'un vieux chêne biscornu, malmené par des siècles de bourrasques, et sous ses branches nues, on avait planté une croix de fer forgé où il était inscrit : Cordelia et Gabriel Shaw, unis dans la mort comme dans la vie.

Elle fixa cette épitaphe jusqu'à ce qu'Aidan la rejoigne. Il portait les bouquets qu'elle avait préparés plus tôt. Comme elle n'esquissa aucun geste quand il les lui tendit, il les déposa sur la tombe.

- Que veux-tu faire à présent ? La questionna-t-il.

- Je veux rentrer à la maison. Rentrons à Londres.

***

Retourner à Eyemouth, remercier Me Lammermoor pour son aide et attendre le départ du prochain bateau pour Édimbourg fut un supplice pour Gaëlle. Elle se sentait vidée de toute son énergie, pire, elle avait le sentiment d'avoir été privé de tout ce qu'elle avait cru être jusqu'à présent. Comment devait-elle réagir ? Qu'allait-elle devenir ? Lorsque leur bateau prit la mer, elle s'installa sur sa couchette en se contentant de fixer le plafond.

- Gaëlle ? Es-tu certaine de ne pas vouloir manger quelque chose ? Je te promets que la tourte n'est pas mauvaise ! Non, pas tentée ? Et un peu de soupe ? Non plus ? Je t'en prie bois au moins peu.

Pour qu'Aidan cesse de parler, elle accepta son verre d'eau. Le simple fait de lever le bras l'épuisa, déglutir lui demanda un effort surhumain. Mais maintenant qu'il était satisfait peut-être allait-il arrêter de la regarder avec ses yeux de chiot malheureux. Elle lui tourna le dos, le coffret serré contre sa poitrine.

Quand les loups se mangent entre euxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant