Chapitre 18 - Le 18 Theobald's Road

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Quelques jours plus tôt :

Le 12 septembre 1854

Aidan Brogan s'était installé depuis quelques années au 18 Theobald's Road dans le quartier de Bloomsbury en face des jardins de Grays Inn. Un endroit très élégant, prisé par des personnages politiques éminents, des hommes d'affaires importants, des familles distinguées.

Gaëlle en avait été agréablement surprise lorsqu'après quelques heures de voiture, Arcas lui avait galamment tendu le bras pour l'aider à descendre.

Elle ne sentait plus de gène à présent envers le meneur de loups, elle pouvait se tenir en sa présence sans sentir de vertige. Disons en tout cas que si elle en éprouvait, ils étaient seulement dus à son incroyable beauté, mais de cela elle pouvait s'accommoder. D'ici quelques jours, il prendrait la mer pour la Crimée comme son cher Nathan quelques semaines plus tôt, qui lui manquait déjà cruellement.

Cela l'attristait que le jeune baron parte si vite, Gaëlle aurait voulu finir de peindre son portrait dans les règles. Cassandre lui en avait fait la demande. Avec toutes les peines du monde, Lady Blake avait avoué qu'elle craignait que son frère ne laisse la vie dans cette guerre. Dans cette horrible éventualité, elle n'aurait rien pour se souvenir de son visage.

Elle lui avait raconté n'avoir aucun portrait de ses parents et elle éprouvait une grande angoisse à l'idée qu'un jour peut-être, elle oublierait la douceur du visage de sa mère, les sourcils broussailleux de son père qui bougeait en vague à chaque fois qu'une chose le tracassait. Gaëlle en fut profondément touchée. Elle-même n'avait que de vagues réminiscences de sa famille. Quelle joie cela serait, si durant ses recherches, elle trouvait un tableau, une miniature de ses propres parents ! Avait-elle les cheveux de sa mère, les yeux de son père ? Toutes ces questions, elle se les était posée mille fois. Son tuteur, le seul homme de sa connaissance à les avoir fréquentés, n'était d'aucune aide en la matière, à peine lui avait-il répondu que ses deux parents étaient roux. Il n'avait aucun don pour les descriptions et l'emphase d'un comptable.

C'est pour cela qu'elle avait accepté avec joie de peindre Arcas, seulement elle n'avait pas mesuré l'ampleur du défi. Pour peindre un visage qui ait un accent de vérité, le plus simple était de s'accrocher à une imperfection, un défaut qui ferait qu'en voyant le portrait, vous penserez : "mais bien sûr, c'est tout lui". Le jeune baron avait un visage d'une grande pureté classique. Elle ne trouvait pas l'aspérité, si bien que ses premières esquisses ne retranscrivaient pas son incroyable vitalité et sa mobilité. Elle avait annoncé ses inquiétudes à Aidan, Arcas et Joshua alors qu'ils partageaient leur voiture jusqu'à Londres.

– Je serais tellement désolée de manquer à ma promesse, Lady Blake tient beaucoup à avoir un portait de vous monsieur le Baron.

– Je vous en prie en premier lieu cesser donc de me donner du "monsieur le Baron", nous sommes entre amis.

En entendant cela Joshua poussa un grognement d'ours. Ignorant le mauvais caractère de Blake, Aidan s'étonna :

– Tu n'as pourtant aucun mal généralement avec les visages.

– Je sais bien.

– Combien de portraits de mère, de père ou de Nathan couvrent les murs de la maison, je me le demande ?

– Je sais. Mais pour m'expliquer simplement Arcas est bien trop beau.

Aidan paraissait si choqué par cette déclaration qu'il faillit en tomber de sa banquette. Arcas éclata de rire. Cela alluma une petite étincelle dans le regard de Gaëlle. Il paraissait plus humain ainsi. La jeune femme nota dans son esprit les rides qui se dessinaient aux coins de ses yeux, la façon dont il jetait la tête en arrière dévoilant la colonne de son cou. Il était à la fois furieusement homme et pourtant absolument juvénile.

– Vous n'avez qu'à lui faire faire un daguerréotype avant le départ, déclara Joshua alors que Gaëlle sortant un carnet se mit à griffonner furieusement, elle leva à peine le nez pour lui lancer un regard offusqué.

– Ce serait de la triche.

– Ma chère épouse aurait le visage de son glorieux frère dans un cadre au-dessus de la cheminée, en attendant que vous ayez terminé votre œuvre qui révolutionnera la peinture contemporaine, en livrant aux yeux ébahis des foules le visage d'un homme trop beau pour être peint.

– Trop beau pour être peint ! Quelle ineptie ! S'étrangla Aidan. Je vous hais D'Arlon, n'a-t-on jamais entendu pareilles sornettes ?

Celui-ci rit doucement. Il ne semblait pas même gêné d'entendre ce genre d'élucubration à son endroit. L'habitude surement.

– Attends, mais tu ne me dessines jamais ! S'exclama alors Brogan.

– Pour des raisons parfaitement inverses.

Cette fois-ci même Joshua avait ri de bon cœur.

Cela avait détendu l'atmosphère et la fin du voyage avait été agréablement insouciante. Joshua leur avait parlé d'un certain Antoine Claudet, qui officiait en tant que photographe sur Regent Street. Finalement intriguée, Gaëlle convainquit Arcas et Aidan de s'y rendre rapidement.

Ils laissèrent Joshua et ses bagages devant chez lui, ses domestiques firent la navette entre la voiture et la bâtisse austère des Blake avec une rapidité et une discrétion confondante et les adieux furent brefs. Les beaux-frères se jaugèrent un instant. Lord Blake finit par louer le courage d'Arcas et par lui conseiller la prudence et Arlon lui recommanda avec une certaine émotion de veiller sur sa chère sœur qui était une sainte d'avoir accepté d'épouser une pareille tête de pioche. Avant que cela ne dégénère Aidan avait tiré sans ménagement le jeune français par le bras pour qu'il rentre séance tenante dans la voiture. Ce n'était pas un mince exploit, il avait salué son ami qui levait déjà le poing et abreuvait Arcas de noms d'oiseaux, et avait ordonné à son cocher de démarrer avant qu'il ne vienne à l'idée de Joshua de poursuivre la voiture, de la faire basculer d'un coup d'épaule, voir de soulever l'essieu ou autre exhibition d'Hercule de foire dont il était tout à fait capable lorsqu'une de ses crises de rage le prenait.

– Oh voyons Brogan ! Vous exagérez, se moqua d'Arlon.

– Mais non ! Je l'ai vu soulever le cabriolet de lord Austin et le retourner comme une crêpe, il y a trois ou quatre ans. Austin avait manqué de respect à feu la comtesse, c'était donc amplement mérité... Enfin, tout cela pour dire : Arlon ne sous-estimez jamais la force de Blake quand il est en colère. Conseil d'ami. 

Quand les loups se mangent entre euxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant