Chapitre 24 - Sortilège

1.4K 255 16
                                    

La lourde tête de Joshua dodelinait de droite à gauche, son esprit tentant en vain de garder sa lucidité. Il luttait contre la langueur. C'était une des raisons pour laquelle elle l'admirait tant, il était d'une surprenante résistance, avec lui jamais rien n'était acquis, il poussait ses dons dans ces derniers retranchements. Elle sentait bien qu'à tout moment, il pourrait se cabrer et fuir ses charmes. Enfin il se calma, son corps se détendit et il s'affala sur son fauteuil comme un immense pantin désarticulé. Alors, seulement, elle l'embrassa à pleine bouche, avec tout le désir qui la tenaillait depuis des semaines.

Elle sonna finalement Janet. La jeune servante arriva en soupirant, lançant des regards navrés à Lord Blake étendu de tout son long.

– Vraiment, je ne vois pas ce que vous lui trouvez. On dirait un sauvage. Et cette moustache n'arrange rien, c'est un vrai balai brosse.

–Tais-toi donc espèce de petite sotte et aide-moi. Tiens-le par les pieds.

Elles se mirent à deux pour le traîner dans le cabinet caché derrière le dressing-room.

– Il est encore plus lourd que la dernière fois. Ce n'est pas un homme, c'est un bœuf.

– Crois-moi, il n'a rien d'un bœuf, un taureau à la limite.

– Beurk ! Soyez gentille Madame, épargnez-moi les détails scabreux.

– Tant que tu n'y as pas goûté, tu ne peux pas savoir ce qu'est la passion. Il faut le déshabiller, vite l'effet ne dure jamais très longtemps sur lui.

– Il a des bottes cavalières Madame. C'est un vrai calvaire à enlever. Ne pouvez-vous pas lui conseiller de porter des souliers ? Ce serait plus simple.

Elles lui arrachèrent ses bottes après plusieurs minutes d'efforts et de contorsions puis tous ses vêtements suivirent. Ceux de la baronne prirent le même chemin.

C'était bien la peine de mettre deux heures à se préparer ce matin pensa Janet en pliant consciencieusement les vêtements de la baronne sur une chaise et en bourrant de coups de pieds ceux de Lord Blake.

– Dépêche-toi, il faut peindre les symboles sur mon corps. Et ne te trompe pas surtout.

– Je commence à avoir l'habitude depuis le temps.

Elle s'empara du pinceau et le trempa dans ma matière brune et sirupeuse que Margaret utilisait pour ce rituel. Elle dégageait une odeur âcre qui lui fit plisser le nez. La Baronne ne se rendait même plus compte des relents parfois nauséabonds de ses potions. C'est durant les moments comme ceux-ci que Janet regrettait le plus son Lancashire. Sa propre mère préparait des "mixtures" comme elle disait, mais dans ses souvenirs, elles avaient toujours un parfum agréable, il faut dire que leurs usages n'étaient clairement pas les mêmes que ceux de la Baronne. Et au lieu de vivre tranquillement au milieu des vaches, la voilà agenouillée devant une ancienne actrice complètement nue adepte de la magie noire à côté d'un homme monstrueux et tout aussi nu. Sa petite maman ne serait certainement pas très fière de sa progéniture. Elle poussa un gros soupir de lassitude qui lui coûta une taloche. Madame détestait qu'on souffle en sa présence. Janet jugea plus sage de tourner ses pensées vers un sujet moins nostalgique.

– Je ne comprends toujours pas. Que vous ayez épousé Monsieur le baron, d'accord, il était vieux et laid, mais il était riche et titré et on était sûr qu'il ne ferait pas long feu. Mais lui ! Elle désigna d'un geste dédaigneux de son pinceau la carcasse de Joshua, le parsemant au passage d'une constellation de taches de sirop puant. D'accord il est encore plus riche que votre premier mari, mais jamais personne ne croira qu'il pourrait mourir d'un coup de froid ou d'une indigestion. Un accident alors ? Mais je ne vois pas ce qui pourrait briser une nuque pareille. Bon, la mère était folle et s'est suicidée mais lui n'a pas l'air d'être dément, ce n'est pas non plus un de ces évaporés souffrant de pneumonie qui va marcher sous la pluie en appelant la mort de ces vœux. Vous vous souvenez de ce jeune gandin qui voulait mourir pour vous parce qu'il n'y avait rien de plus romantique à ces yeux. Vous auriez dû lui donner une bonne fessée et le renvoyer chez sa mère. Je n'ai pas du tout apprécié de trouver un cadavre sur le pas de la porte en allant faire les courses. Ou alors vous auriez dû l'épouser et vous auriez touché l'héritage, cela aurait été plus utile. Mais non vous n'aviez que Lord Blake à l'esprit. Et voilà que vous le poussez à se marier avec cette française. Ma parole vous aimez vous compliquer la vie.

– Son père n'aurait jamais abandonné l'affaire, ils étaient fiancés depuis des années et pouvoir avoir une Harispe à l'œil me vaut certains avantages.

– Si vous le dites, mais une fois le vieux mort, ce sera une difficulté supplémentaire. Je ne l'ai vu qu'une fois vous savez, le comte je veux dire, lorsque je suis allée dans le Gloucestershire. Il est plus sec qu'un cep de vigne, et d'une taille tout à fait normale. Si vous voulez mon avis, la comtesse a fauté avec un bûcheron ou un forgeron du coin.

– Idiote, c'est des Blake que Joshua tient ses pouvoirs.

– Peut-être qu'un de ses ancêtres a fait un bâtard forgeron ?

– Mais non ! Pourquoi veux-tu toujours qu'il soit un bâtard ?

– Un noble ne ressemble pas à ça ! Un noble ça ressemble à cette pauvre créature morte sur votre perron.

Le torse glabre se soulevait à un rythme régulier et sa respiration produisait le bruit d'un soufflet forge, ce qui ne faisait que renforcer la conviction de Janet.

– Il est superbe ! Soupira Margaret.

Elle avait le droit de soupirer, elle.

– Si vous le dites. N'empêche, vous serez bien embêté lorsqu'il devra divorcer, cela prend beaucoup de temps, même de nos jours. Et ça fait du grabuge. Et il faut prouver des fautes et...

– Un divorce n'est pas la seule façon de se débarrasser d'une épouse.

– Oh ! Je comprends mieux. Il sait que vous avez une autre option en tête ?

– Bien sûr que non ! Il est d'une grande droiture morale.

– Vous vous complétez si bien. Janet eu le droit à une nouvelle taloche retentissante.

– Pas d'impertinence.

– J'ai fini Madame.

– Donne-moi la potion pure. La noire.

Janet pris précautionneusement la bouteille et la lui tendit.

Margaret versa le contenu de la fiole dans un bol. Saisissant un couteau, elle s'entailla l'intérieur de la cuisse et laissa le sang couler dans le liquide obscur.

– Ouvre-lui bien la bouche, il faut qu'il boive cela entièrement, cela fait trop longtemps qu'il est loin de moi. Cette peste de française ! Quand j'en aurais fini avec lui, il se souviendra à peine qu'il est marié. Il m'a dit qu'elle était de toute beauté. Te rends-tu compte ?

– Elle ne le sera plus longtemps. Mais cela fait beaucoup de morts tout de même ! Les gens vont finir par se poser des questions. Le premier mari : décédé. Le beau-père : décédé. La première épouse : décédée. Et le deuxième mari...

– Lui je le garde.

– Et si... ils vous disaient que non.

– Je leurs offrirais ce qu'ils voudront. Dépêchons-nous, je dois pratiquer la cérémonie avant qu'il ne se réveille.

– C'est comme ça qu'on appelle ça chez vous autres.

Janet reçut une nouvelle claque derrière la tête.

– Décidément, je ne sais pas ce que vous lui trouvez ?

Joshua se mit à remuer, comme s'il tentait de s'extraire d'un cauchemar.

– Cassandre, gémit-il.

– Madame, vous devriez peut-être doubler la dose. Elle a l'air d'avoir bien pris pied dans son esprit. Les françaises, vous savez. On dit qu'elles ont des techniques.

– Tais-toi. Il va me revenir.

Quand les loups se mangent entre euxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant