Chapitre 39

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Le jour suivant la visite du commissaire Devereux, Brogan engageait un coursier, Mr Alainn, un homme qui avait déjà travaillé pour lui par le passé.

Rassuré, il écrivit une longue lettre à lady Blake où il lui raconta dans le détail, le curieux entretien qu'il avait eu la veille et les conclusions qu'il en tirait. Il l'exhorta à la plus grande des prudences notamment lorsqu'elle écrirait à son frère en Crimée. Les lettres passant de mains en mains pouvaient être objet de toutes les indiscrétions.

Lorsqu'elle voudrait communiquer avec Gaëlle ou lui-même, il serait préférable de passer par son coursier. Il avait choisi un homme incorruptible et le payait grassement. Mr Alainn était efficace, sans fioriture ; pour aller d'un point A à un point B, il ne prenait pas le chemin des écoliers. C'était un solide gaillard avec des mains comme des plats à tartes et ses sourcils, qui formaient une ligne épaisse au-dessus de ses yeux, lui donnaient un air suffisamment patibulaire pour qu'il ne vienne à l'idée de personnes de le voler ou de lui chercher querelle. Leurs missives seraient en sécurité, livrées à ses soins, dans son portefeuille de cuir noir suranné à côté de son colt London de calibre 36.

Aidan relata ensuite à Cassandre l'assassinat récent de cette pauvre famille de fermiers en Saxe. Il s'apprêtait alors à lui avouer, que malheureusement, pour l'instant, il n'avait pas pu réussir à faire de recoupements, quand il entendit le heurtoir de la porte d'entrée résonner trois fois en faisant trembler toute la maison. Il pesta, sa plume avait dérapée et avait répandu de l'encre sur toute sa page. Il épongeait du mieux qu'il pouvait, se demandant si Lady Blake lui pardonnerait ce motif léopard ou s'il était bon pour tout réécrire. Il était tout de même malheureux qu'en ce siècle d'invention technologique où un train pouvait rouler à la vitesse folle de trente kilomètres par heure, un homme pressé soit encore obligé d'utiliser une plume d'oie comme un copiste du Moyen-Âge.

Komang n'eut pas besoin de se donner la peine de l'annoncer, qui d'autre que Joshua frapperait comme un sourd une porte innocente dès dix heures du matin. Lord Blake entra dans le bureau, jeta son haut-de-forme et ses gants sur une console faisant dangereusement tanguer une statuette en ivoire. Aidan cessa de respirer un instant. Joshua se laissa tomber sur un fauteuil qui craqua sous sa masse. Ce fut le choc de trop, la statuette tomba pour de bon, mais dans geste fluide et rapide le géant la rattrapa et sans se lever la reposa délicatement à sa place.
Brogan eut un soupir de soulagement et recommença à respirer normalement. Il fallait que Joshua reste assis, cet homme avait tout de l'éléphant dans un magasin de porcelaine.

– Tu m'offres un verre ?

– Blake ! Il n'est que onze heures du matin. Tu ne veux pas une tasse de thé plutôt ? Et un bonjour est sans doute trop demandé ?

Il grogna mais ne jugea pas bon de répondre.

– Tu as mauvaise mine, mon ami, ajouta Brogan.

Joshua avait le teint blafard, les joues creuses, les yeux cernés, et un air abattu qui ne lui ressemblait pas. Il se tenait voûté, or Blake ne courbait jamais le dos, il étendait toujours sa carcasse dans une arrogante verticale, il dominait son monde. Il baissait les yeux pour vous regarder s'il le fallait, mais ne pliait jamais l'échine, alors que parfois il aurait été bien inspiré de le faire. Quelques semaines sans le surveiller et voilà le résultat, pensa Aidan, inquiet.

– Margaret m'épuise.

Il lança à son ami un sourire qui aurait dû être goguenard, mais qui ne paraissait que las.

– Désolé de ne pas être venu plus tôt. Mais il n'y a pas eu un soir sans que nous ne soyons sortis nous amuser, des bals, des soirées au théâtre, Maggie adore le théâtre, des dîners... Je n'ai pas eu un instant à moi.

– Et tu es en content ?

– Oui, des jours sans apparition fantomatique que demander de plus.

– Être heureux ?

Il grogna encore.

– Ne pas voir d'esprits me rend heureux.

Que répondre à cela ?

– Tu as malgré tout réussi à t'échapper.

L'aristocrate sourit de toutes ses dents blanches sous son épaisse moustache noire. Il avait tout du gamin ayant faussé compagnie à l'instituteur pour prendre la clef des champs.

– Tu tombes à pic, j'écris à ta femme. Enfin j'essaie.

Joshua se rembrunit aussitôt

– Tu lui écris souvent ?

– Très. C'est une charmante épistolière.

Blake se redressa brusquement sur son fauteuil. Aidan aurait facilement pu continuer à jouer avec sa jalousie, mais faire sortir Blake de ses gonds dès qu'il s'agissait de Cassandre revenait à voler la sucette d'un bébé. Beaucoup trop facile.

Il lui expliqua donc rapidement de quoi il la tenait informé.

– Tu es certain qu'il ne s'agissait pas d'une menace de ce Devereux.

– Absolument. C'était bien un avertissement. Nous avons des buts différents mais les mêmes ennemis semblerait-il.

– Dans ce cas, si nous pouvons considérer que ce n'est pas la police qui nous espionne cela donne une tout autre forme aux hommes en noirs. Il ne s'agirait pas seulement d'une petite bande d'illuminés assassins... mais d'une organisation ou en tout cas un groupe structuré.

– Une organisation d'êtres aux pouvoirs surnaturels puissants et aux espions discrets. Quelle joie !

Joshua se leva et marcha vers la fenêtre. L'air de rien, il observa la rue à la recherche d'un individu suspect.

– D'Arlon a plongé tête baissée dans une mission encore plus dangereuse que nous ne le pensions.

– Mon père aussi. Et Cassandre...

Aidan ne se souvenait pas avoir déjà entendu Blake appeler sa femme par son prénom, il l'avait murmuré comme s'il osait à peine le prononcer à haute voix.

Incapable de tenir en place, le géant arpenta le bureau en claquant les talons de ses bottes sur le plancher, avant de s'emparer des listes de Brogan qu'il n'avait pas encore rangées, espérant une inspiration soudaine.

– Alecto en Saxe, Tysiphone dans le Lot, Phlégyas dans le yorkshire. Des noms étranges, je trouve. Ce sont des gardiens dans la divine comédie de Dante, notamment, des figures mythologiques liées aux enfers. Tu as d'autres listes ?

– Oui bien sûr.

Chacun assis d'un côté du bureau, ils compulsèrent les dizaines de décomptes des voyageurs recueillis aux quatre coins du monde.

Quand les loups se mangent entre euxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant