Chapitre 23 - Hécate

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– Au moins réjouissons-nous que vous ne l'ayez pas amenée avec vous à Londres ! On aurait pu croire que vous ne pouviez plus vous passer de votre petite provinciale française. Votre absence a duré des semaines ! C'est inadmissible ! Vous étiez censé vous marier et revenir immédiatement.

Margaret l'abreuvait de reproches depuis son arrivée. Elle avait été aussi glaciale qu'une directrice d'école devant un élève réfractaire à l'autorité. Sa tenue en revanche ne serait sûrement pas homologuée par le corps enseignant, ou les écoles anglaises avaient bien changées depuis qu'il avait quitté leurs bancs. Ladite tenue était censée lui inspirer d'amers regrets. Voyez ce dont vous vous êtes privé tout ce temps, lui jetait-elle à la figure.

Effectivement, il y avait matière à méditer. Sa superbe poitrine, offerte à son regard, jaillissait de corbeilles de dentelle noire mettant en valeur la teinte de miel de sa peau sans défaut, sa taille étranglée par un serre-taille de velours donnait à sa silhouette un air de sablier. Sa chevelure noire comme la nuit se rependait en ondes sensuelles sur son corps avec un abandon qui avait sans doute été étudié des heures durant. Margaret avait gardé de ses années de théâtre un goût prononcé pour la mise en scène. La lumière tamisée de son boudoir, elle-même, ne devait rien au hasard. Elle voulait se nimber de mystère. Elle y parvenait à merveille. Auréolée par la lueur rougeoyante des bougies, elle ressemblait à une idole païenne dressée, hiératique, sur un ténébreux autel antédiluvien, prête à recevoir un sacrifice sanglant. Une déesse de la nuit. Étrangement cela ramena Cassandre à son esprit, elle qui aurait pu être une Artémis chasseresse, une déesse de la lune. Mais il arrivait qu'il y ait des nuits où l'astre disparaissait dans l'ombre et c'est alors Hécate qui était toute puissante, rien de virginale chez elle, rien qui ne fut lumineux.

Il but d'une traite le verre d'alcool que Margaret lui avait fait servir. Il devait chasser sa femme de son esprit. Elle poussait son imagination vers des territoires qui le mettait mal à l'aise. Il fuyait Churbedley pour ne plus songer à la magie mais elle le rattrapait d'une manière ou d'une autre dès qu'il pensait à la meneuse de loups. Maudite sorcière. Elle gâchait tout, même son refuge, même Margaret.

En venant, il avait dû passer par le quartier de Smithfield.

En temps normal, il aurait fait ce trajet sans encombre, mais aujourd'hui alors qu'il pensait pourtant être détendu, il avait baissé sa garde et avait été assailli par de véritables visions d'horreur. Il avait oublié que cette partie de Londres avait été le théâtre d'exécutions barbares. La plus célèbre était celle de William Wallace en 1305, puis emboîtant son pas sanglant, des catholiques, des puritains, des protestants, suivant la valse des idéologies des dirigeants du pays avaient rejoints le cortège macabre. Fut un temps où l'on mourrait pendu ou brûlé vif, ou encore ébouillanté à Smithfield. Autant dire que ces morts étaient rarement paisibles, ils hantaient les rues, revivant sans fin leurs supplices, hurlant à la mort comme si elle ne les avait pas déjà pris. Cette violence lui avait sauté à la gorge. Il avait failli faire marche arrière et retourner se cloîtrer chez lui pour retrouver son calme. Mais il savait qu'auprès de Margaret cela passerait, il fallait qu'il tienne bon, qu'il laisse tout cela derrière lui, les morts resteraient à leur place, il devait seulement les ignorer, une seconde après l'autre.

Bien sûr au lieu de la paix tant espérée et de bras accueillants, il avait droit à un monologue ininterrompu de reproches depuis plus d'une demi-heure.

– Vous m'avez négligée, oubliée comme si notre histoire n'était qu'une vulgaire aventure sans lendemain alors que vous vouliez m'épouser. Avez-vous oublié vos promesses ?

– Jamais ! Je sais ce que je ressens pour vous.

– Mais vous êtes resté des semaines auprès de ce laideron !

– Il ne viendrai à l'idée d'aucune personne saine d'esprit de décrire Cassandre comme un laideron, marmonna Joshua en riant sottement. L'alcool commençait visiblement à faire son œuvre et lui donnait des élans autodestructeurs.

– Ah non ! Releva Margaret en plissant les yeux. Le jeune homme continua.

– Elle a des défauts, mais pas celui-là. Dans son genre, elle est de toute beauté. Croyez-vous que mon père soit stupide ? Cela faisait des années qu'il voulait que je l'épouse. Il veut croire dur comme fer que je ne pourrais pas lui résister et ce n'est pas à cause de son aimable caractère, je suppose ?

La baronne avait pâli, ce qui avec son teint cuivré créait une couleur des plus intéressante.

– De toute beauté ? Plus belle que moi ?

Sans se rendre compte de l'effet que ces mots avaient eu sur sa maîtresse, Joshua garda le silence songeur un long moment, repensant à l'éclat de la peau de sa femme, à la limpidité de son regard, à l'arc gourmand de ses lèvres et à son corps si souple ce soir de pleine lune. Il se racla la gorge et commença à trouver sa position inconfortable. Cela lui fit reprendre ses esprits aussi sûrement que si on lui avait jeté un seau d'eau froide au visage.

– Dans un genre différent de vous. Il faut apprécier les petites créatures glaciales qui ne font jamais ce que l'on attend d'elle or vous savez très chère que je n'aime pas qu'on me batte froid, dit-il d'une voix suave.

Ses yeux jaunes flamboyèrent d'un éclat dangereux.

Margaret eut un mouvement de recul. Elle sentit l'avertissement qui lui était destiné dans cette dernière remarque.

Elle observa attentivement l'homme qui était revenu de Churbedley. Et elle devait admettre que si elle avait cru avoir domestiqué Lord Blake, elle s'était lourdement trompée, peut-être lui avait-elle appris quelques tours, mais il restait un fauve indompté et longtemps loin d'elle, il avait repris ses habitudes autoritaires.

Elle devait l'amadouer à nouveau, limer ses griffes. Lui rappeler à quel point elle était indispensable à son bonheur. Donc elle se coula sur ses genoux et susurra à son oreille mille et un compliment puis d'autres mots, des mots secrets qui le firent sombrer dans la torpeur.

Quand les loups se mangent entre euxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant