Chapitre 1 - Ce qui rôde (Partie 2)

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- Suis-moi, dit-elle alors à son frère.

Et elle le poussa à l'intérieur de la cahute.

- La barrière nous protège des ombres, mais le fera-t-elle de leurs maîtres ? Par tous les diables Cassie, tu lui as tiré une balle en pleine tête et cet homme s'est relevé. Qui ne meurt pas de ça ?

- On ne va pas attendre ici pour le lui demander. Elle donna un coup de pied dans une peau de sanglier posée devant la cheminée. Je ne fais pas que me tourner les pouces pendant que monsieur joue au petit soldat, il m'arrive de fouiller un peu partout et j'ai fini par découvrir ceci. Elle appuya sur deux lattes du sol et avec un clac rouillé le plancher s'ouvrit. Ce tunnel débouche loin au sud, presque à Puisac.

- Vieille canaille d'Horos !

- Il était plus prudent qu'il en avait l'air.

- S'il ne l'avait pas été, il n'aurait jamais vécu si vieux.

La course reprit dans l'obscurité du tunnel. Ils n'auraient ralenti pour rien au monde, conscients qu'ils y laisseraient leurs peaux. Quand ils sortirent à l'air libre, le jour se levait.

Ils allèrent tambouriner aux portes de la gendarmerie. Le major Blansac ouvrit en râlant dans ses longues moustaches. Qui pouvait bien déranger les forces de l'ordre à une heure si matinale ? Mais ses mots s'accrochèrent au fond de sa gorge en voyant les jumeaux échevelés, hagards et en sang.

***

Le comte Bronson s'était endormi dans son bureau, comme souvent depuis la mort de son épouse des années plus tôt. S'il se montrait honnête cela avait commencé bien avant.

Le feu s'était éteint et le froid engourdissait ses doigts. Une odeur de tourbe emplissait ses narines. Ses paupières étaient lourdes et les soulever relevait de l'exploit. Pourquoi faire tant d'efforts ? Ne pouvait-il pas s'accorder une heure de sommeil supplémentaire ? Non, il était impératif qu'il ouvre les yeux.

À quelque centimètre de lui, il y avait le visage de son meilleur ami. Livide, ses cheveux collés par la sueur, Phineus le dévisageait, le regard empli d'une terreur indicible. Il ouvrit enfin la bouche et un flot de sang noir et de terre s'en écoula. C'est alors que Jordan se rendit compte que sa tête n'était plus reliée au reste de son corps.

Il se réveilla en hurlant.

C'était impossible, il ne pouvait pas être mort, pas lui.

Il resta prostré durant plusieurs heures à son bureau, incapable de bouger, incapable d'assimiler l'information.

Son meilleur ami lui était toujours apparu comme une force indestructible, un bloc de granit au milieu de fétus de pailles. Il y avait quelque chose de presque blasphématoire à seulement penser que Phinéus n'était plus de ce monde.

Et il oublia le désespoir, l'essoufflement et les rhumatismes qui l'handicapaient. Ses pensées se tournèrent vers les jumeaux. Ils étaient encore si jeunes, n'avaient plus de famille et aucune fortune. Jordan n'ignorait rien de la situation pécuniaire des Harispe d'Arlon. Elle était tragique.

Le comte aurait dû agir plus tôt mais n'avait jamais su comment le faire sans blesser la fierté de son ami. La lettre qu'il avait envoyée la semaine dernière, et qui renouvelait la proposition d'un mariage entre Cassandre et son fils n'était que sa dernière tentative pour les aider à sortir de la tourmente.

Lui qui pensait en faire un événement si heureux !

Il en rêvait depuis si longtemps. Depuis qu'il avait vu pour la première fois cette petite fée, perchée sur un arbre proche de l'entrée d'Arlon, le visage barbouillé de jus de fraises sauvages, riant aux éclats de voir son frère incapable de la suivre. Il avait su qu'elle pourrait faire le bonheur de son garçon déjà si sérieux et si grave à l'époque.

Pour l'heure, il fit faire ses bagages, écrivit une lettre à son fils pour le prévenir de son départ précipité et de l'ultimatum qu'il lui posait, puis monta dans sa voiture.

***

On trouva les cadavres des serviteurs dans la maison, ceux du baron et son épouse dans la cour. Phinéus avait été transpercé de tant de coups de sabre que le médecin fut incapable de dire combien, et comme si cette barbarie n'avait pas suffi, on lui avait tranché la tête.

- Il y en a un qui ne voulait pas qu'il se relève, déclara-t-il.

- Je ne l'aimais pas. Il me faisait peur, je le dis sans honte, mais personne ne mérite une fin pareille, déclara Blansac.

- Il s'est défendu. Avec une longue pince, le médecin retira un long lambeau de chair des dents du baron. Cela manquera peut-être à son propriétaire. Je crois que vous aviez raison d'avoir peur de feu le baron d'Arlon, Blansac. Cet homme se sera battu jusqu'au bout. Le major ne put réprimer un frisson.

- C'est un signe de bien mauvais augure quand les loups se mangent entre eux.

***

Ils durent rentrer au château, même si la vue de la cour où on avait versé de la sciure de bois donna à Cassandre des haut-le-cœur.

Des rumeurs grondaient à Puisac. Si les gendarmes n'avaient pas attesté que les assassins étaient au moins cinq, le nouveau baron d'Arlon et sa sœur auraient sans doute été accusés.

Certains regrettaient que ces inconnus n'aient pas fini le travail en les décapitant eux aussi. L'air de la ville était irrespirable de malveillance à leur égard.

"Qu'on appelle les autorités compétentes ! Qu'ils nous débarrassent de cette racaille pour de bon !"

Les voix qui s'élevaient pour les défendre se faisaient plus faibles à chaque heure.

Quand les loups se mangent entre euxWhere stories live. Discover now