– Je vois... je vais rentrer, je crois.

Bravo Nathéo, tu as encore été grandiose. Lui demander de sortir avec toi, puis annoncer qu'il t'intéresse pas dans la même journée, belle performance !

– J'hésite, lâche alors mon père.

Cléandre se fige avant de s'enquérir d'un ton poli :

– Pardonnez-moi, avez-vous besoin d'aide pour quelque chose ?

– Oh, pas vraiment. J'hésite juste entre vous laisser tous les deux patauger comme des galériens, ce qui est plutôt mignon et incroyablement drôle, ou abréger vos souffrances.

– Pardon ?

Nos voix résonnent dans un bel ensemble qui fait glousser mon père. Jamais encore je ne l'avais entendu glousser. Mi-choqué, mi-amusé, je le questionne plus avant. Grossière erreur, le géniteur — impossible de l'appeler autrement à cet instant — m'affiche davantage : il ne se souvient pas avoir vu Cléandre me ramener à Noël, ni au jour de l'an, ni à la rentrée, ni...

Au comble de l'humiliation, je m'apprête à l'interrompre lorsque je remarque un changement majeur chez Cléandre : un large sourire étire ses lèvres, le genre de sourire qui tente de contenir une crise de fou rire. Sa beauté est telle que j'en suis subjugué ! Mon esprit s'évade dans d'autres contrées. Il nous imagine tous deux courant nus dans la forêt. Il nous imagine en train de faire sauvagement l'amour sur des rochers. Il nous imagine...

– Nathéo, ferme la bouche, tu as l'air d'un imbécile. Un imbécile heureux et lumineux, certes, mais un imbécile.

Cette fois, Cléandre rit de bon cœur. Autant rire avec lui, ma honte ne peut pas dépasser le niveau pharaonique qu'elle vient d'atteindre... Pour reprendre contenance, je me racle la gorge, puis questionne mon père :

– Pourquoi tu trouves qu'on patauge, au fait ?

– Comment as-tu dit déjà ? « Je parle pas de toi parce que tu m'intéresses, ne t'imagine pas des choses », quelque chose dans ce goût-là. 

Le rire de Capuche meurt dans sa gorge.

– Je ne voulais pas dire ça ! Enfin, je ne voulais pas dire que Cléandre m'intéressait pas, tu m'intéresses Cléandre, hein ! Je ne sais même plus ce que je voulais dire... et puis ça n'a aucun intérêt, papa. Mes sentiments ne sont pas réciproques.

Cléandre avale sa salive, mais reste silencieux. Son regard fuit vers ses pieds. 

– Bien sûr, raille mon père. Et ce jeune homme ne se trouve pas là, en notre compagnie, dans une salle d'attente d'hôpital à presque minuit. 

Du coin de l'œil, je vois Cléandre sursauter et s'éloigner prestement de mon père. Mais la phrase de celui-ci occupe trop mes pensées pour que je m'y attarde ; je n'avais pas vu les choses sous cet angle. Ça ne m'a même pas traversé l'esprit une seconde. 

– Cléandre, tu...

L'irruption d'une interne dans la salle d'attente m'interrompt.

– Nathéo Da Souza ?

C'est bien ma veine. Un peu penaud, je me manifeste... et constate que les autres occupants de la pièce ont les yeux rivés sur nous. Le temps que je ramasse les affaires, mon crush a disparu. Trop tard, mon père a semé une graine que je compte bien arroser et entretenir avec amour.  

L'interne m'examine, l'air un peu perdu. Elle finit par me prescrire une radio pour déterminer la gravité de l'entorse et écarter la fracture. Encore une attente interminable, je regrette l'absence de Cléandre. Même s'il ne parlait pas, sa présence me mettait du baume au cœur.

Par bonheur, mon smartphone me tient compagnie, et, à force d'insistance, Jared me répond. Des SMS brefs passablement incompréhensibles. Son correcteur se joue de lui et remplace des mots par d'autres ! Je m'en amuse un moment avant de reposer l'appareil. Mon meilleur ami ne répond plus. Il a dû se rendormir. 


Les résultats de la radio sont sans appel : ma cheville est cassée, mais « bonne nouvelle », les anti-inflammatoires ont fait leur office : elle n'est plus aussi enflée qu'avant. Je suis bien trop fatigué pour comprendre tous les termes qu'elle éructe, néanmoins, je comprends que c'est une fracture simple. Un mois de plâtre avec marche interdite devrait suffire. Elle évoque ensuite une botte, de la kinésithérapie, mais je ne l'écoute plus. Je dors à moitié. Dire qu'il faut encore faire poser le plâtre...


Neuf heures, je retrouve enfin mon lit. Cette nuit m'a exténué et je ne rêve que d'une chose, m'étaler en étoile et ne plus bouger pendant une semaine ou deux. C'est compter sans deux choses : le plâtre en résine, tout d'abord, qui interdit toute position confortable... et ma mère. Elle me bombarde de questions, veut tout connaître dans les moindres détails. Elle me serre dans ses bras, s'excuse d'avoir été absente, puis quitte la pièce pour appeler son patron : elle veut prendre des congés enfant malade. Je n'ai pas le courage de l'arrêter. 

Après un MMS à Jared, je sombre... et le maudis presque aussitôt. Pourquoi donc cet idiot répond-il si vite ? Une basse vengeance pour cette nuit ?

Mes yeux se froncent : le numéro indiqué à l'écran ne me dit rien. Finalement, la curiosité se montre la plus forte. Non sans bâiller, j'ouvre le message.


Nathéo, je suis tellement désolé ! Tout ça est de ma faute. J'aiderai tes parents autant que possible, je pourrais même faire le baby-sitter. Dis-moi si ça te convient et si ça leur convient. Prends soin de toi !

Cléandre.

Indéchiffrable CléandreWhere stories live. Discover now