Chapitre 14 comme une apparition

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Lui

Une heure du matin. L'heure du retour. Souvent, je rentre plus tard. Mais pas ce soir. Parce que je ne veux pas La rater. Hier, j'ai bien vu qu'elle était sur le point de rentrer lorsque je suis arrivé. Et je ne veux pas que ça arrive.

Lorsque je l'ai vue au cimetière, j'ai ressenti une impression étrangement familière. Bien sûr, je sais devant quelle tombe elle était, j'ai vu la femme qui l'accompagnait, je n'ai pu m'empêcher de voir à quel point elle Lui ressemble. Mais ce n'était pas ça. Ce n'était pas QUE ça. Même si j'étais à plusieurs mètres des deux femmes, je n'ai pu faire autrement que noter les larmes qui coulaient sans discontinuer le long de ses joues. Elle ne ressemblait à rien ; un jean d'un bleu moche -mon Dieu, ça existe en vrai cette couleur ni jean ni brute ? -, un teeshirt dans lequel même moi j'aurais largement pu entrer, des baskets en toile. Il était presque impossible de déterminer son âge ou même son sexe, du moins si on ne prêtait pas attention à ses incroyables cheveux d'un roux chaud qui s'étiraient jusqu'à ses reins dans une masse lourde et mouvante et aux formes que son accoutrement laissait deviner. Mais ce n'était même pas ces atouts qui m'avaient donné envie de franchir les quelques pas entre nous au moment où elle avait trébuché, ni même son incroyable ressemblance avec Katell. Non ! Je ne me suis retenu qu'in extremis de la prendre dans mes bras pour lui enjoindre de respirer, de laisser couler son chagrin, car tout en elle m'appelait et m'ordonnait de la protéger.

C'est ridicule ! Je ne suis pas ce genre de mec, le gars protecteur, attentionné tout ça, très peu pour moi. Je ne suis pas non plus un enfoiré. Seulement, je ne m'attache pas. J'en ai encore le temps d'ailleurs. Et j'en profite. Mon père me dit souvent qu'à mon âge, il avait déjà rencontré et perdu son grand amour. Je lui rétorque que ce n'est plus la même génération, que je fais le choix de profiter. Et je ne m'en prive pas jusqu'à présent du moins.

J'ai secoué la tête. Comme si c'était le lieu, le moment, pour ce genre de pensées. C'était l'anniversaire de ma mère. Et le seul endroit où je pouvais le fêter avec elle, c'était face à ce tombeau froid, une brassée de bruyère dans les bras. Un autre bouquet était déjà là, fraîchement déposé. Papa avait dû passer plus tôt dans la matinée. Je sais qu'il aimait parfois venir lui parler. Seize ans après, malgré ce qu'il s'était passé depuis, je trouvais cette fidélité à leur lien admirable, et étrange en même temps vu son parcours.

Pendant que je m'avançais vers ma mère, accablé comme chaque fois que je réalisais le vide qu'elle avait laissé dans ma vie, j'entendais les deux femmes quitter le cimetière. Je n'avais pu m'empêcher de lancer un regard par-dessus mon épaule. Dans un geste gracieux, elle avait réuni ses cheveux en une mèche unique passée sur une seule de ses épaules, dévoilant un peu mieux son profil ciselé.

Plus tard dans la journée, elle est passée devant mes fenêtres et je me suis renfoncé dans un coin pour l'observer sans être vu. Le téléphone à la main, elle jouait visiblement à la touriste, photographiant la chaumière de mes grand-parents sous tous les angles. J'ai hésité à me montrer pour voir ses clichés, mais je suis resté à distance, comme les deux soirs qui ont suivi, alors qu'elle était encore dehors lorsque je rentrais.

Ce soir ne fait pas exception. Bougeant la tête au son d'une musique que je n'entends pas, elle est comme seule au monde. L'éclairage au-dessus d'elle donne à sa chevelure libre des teintes automnales, mais aussi une aura féérique. Elle porte une blouse blanche qui a légèrement glissé, dévoilant l'arrondi d'une épaule. Je ne sais si je rêve de poser mes lèvres sur sa peau nue ou de remonter le tissu pour ne pas profaner sa pureté. On dirait une apparition. Elle semble perdue dans un monde très éloigné, ses doigts volant sur la surface d'une tablette. Appuyé à la voiture, je reste de longues minutes dans l'ombre, sans parvenir à la quitter des yeux, incapable de m'avancer tout autant que de partir, gorgeant mes yeux de son corps, des mimiques que je peux deviner, de sa façon de toujours remettre ses cheveux en position différente, sans jamais penser à les attacher néanmoins. Dieu merci ! ce serait un sacrilège d'emprisonner cette masse vivante qui tour à tour couvre et dévoile son visage, offrant à son corps une protection soyeuse, comme un voile naturel. Elle ressemble à un ange païen, proche des divinités enchanteresses dont sont remplis les contes locaux et je sais que, quoi que j'aie pu en penser de prime abord, je ne pourrais m'empêcher longtemps d'aller faire sa connaissance.

Mais pas ce soir. Je ne suis pas encore prêt. Pour l'heure, sans en être bien fier, je préfère mon poste d'observateur ; de voyeur, dirait peut-être mon prof de droit pénal. Non pas que mes intentions soient dangereuses pour elle. Mais elles le sont peut-être pour moi, et cette pensée m'effraie au moins autant qu'elle m'exalte  ....


Un été pour une vieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant