Chapitre 20: s'il faisait jour.

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Lui

Ce soir encore, il y a de la lumière chez Elle. Et une voiture. Pas n'importe laquelle ; celle de Maître Neven. Qui ne connaît pas le célèbre avocat ? Je l'ai vu plaider, déjà, lui et son associé. J'adorerais travailler avec eux. Ce sont des pointures. Mais je sais que c'est inenvisageable. De sa part surtout. Je me souviens du jour où j'ai voulu aller le féliciter, à Quimper. Il ne m'a même pas serré la main et a aussitôt tourné les talons. Je ne m'attendais certes pas à des embrassades, mais là...

Bref. Il est déjà au volant et deux ombres discutent à côté du porche. Au casque d'or vif qu'éclaire le porche, je sais que Gwendal est là. Cool. C'est un mec bien, comme ses cousins et le peu qu'on se croise l'été, je l'aime bien. Mais qui est avec lui ? Je ne reconnais pas la volcanique Soizig. Non !

La forme à qui il tend une sorte de paquet est nettement plus grande que la tornade. C'est Elle, bien sûr. J'essaie de la deviner sous la lumière de l'entrée ; je ne vois que le reflet de ses cheveux roux ; par contre, je devine ses chuchotements. Elle a une voix assez aigue, au débit rapide. Et soudain, elle rit. L'éclat cristallin s'échappe droit vers moi et me fait frémir.

Putain ! Je veux entendre le rire de cette fille et l'entendre parler pour moi. Après tout, puisque je suis seul, je peux bien m'avouer que c'est pour elle que j'ai écourté ma soirée ; parce qu'entendre les autres parler me paraissait nettement moins intéressant que de l'observer, même de loin. Et même si ma lâcheté m'empêche pour le moment de l'approcher, je la regarde et c'est une frustration délicieuse.

Je ne sais pas si j'ai bougé ou si Gwendal a senti ma présence. Il se retourne, sa cousine blottie dans ses bras, et m'adresse un bref salut de la main auquel je réponds également.

J'entre rapidement, mais je suis incapable de la quitter des yeux et je reste, dans le renfoncement de la porte, à guetter le duo. Bientôt, la voiture repart.

Elle referme la porte, mais réapparaît presque aussitôt à la fenêtre de la cuisine qu'elle enjambe sans façons pour s'asseoir sur le rebord. Elle a les mains chargées et un instant je crains qu'elle bascule par-dessus bord. Il n'en est rien et elle déchire avidement le premier paquet. Elle en sort une étoffe. Une robe à première vue. D'une teinte colorée, verte je crois. Je suis sûre que ça doit très bien aller avec son teint. Elle en caresse le tissu et la repose soigneusement avant de prendre le deuxième paquet. Tiens, la demoiselle n'est pas très vêtements ? Pas plus que bijou si j'en crois la chaine visiblement ornée qu'elle sort et repose doucement. Puis elle ouvre l'enveloppe et s'abîme dans sa lecture.

Soudainement, elle éclate en sanglots et se jette de nouveau sur le bijou qu'elle porte à ses lèvres.

Je ne sais pas qui lui a écrit ni ce que représente le bracelet qu'elle accroche laborieusement à son poignet, mais visiblement, c'est quelque chose d'intense et qui la bouleverse. Adossée au cadre de la fenêtre, le regard levé vers le ciel, elle fixe les étoiles à n'en plus finir, le corps encore secoué de larmes.

Comme au cimetière, j'hésite à franchir les quelques mètres entre nous et à la rejoindre. C'est fou. Je ne l'ai toujours pas approchée, même si je l'ai aperçue tout à l'heure, lorsqu'elle quittait l'étude de son oncle. Je sortais de chez Gildas lorsque je les ai vus, son oncle et elle. A deux mètres devant moi. Il avait le bras posé autour de ses épaules, froissant légèrement l'étoffe légère de sa sur chemise ivoire. Il lui parlait et régulièrement, elle inclinait la tête. Ils sont rapidement arrivés à la voiture de Maître Neven et j'ai fait demi-tour, les yeux un peu plus imprégnés de ses formes et l'odorat marqué d'une odeur pourtant discrète, un agrume peut-être, ou de la fleur d'oranger, en tous cas un parfum bien plus léger que celui des filles que je fréquente.

Plus tard, j'ai entendu Bastien Rigal discuter avec son petit cercle d'amis, à la terrasse de la brasserie. Il a l'air persuadé qu'il pourra grimper en grade s'il la séduit. Il a déjà tout un plan et rien que pour ça j'ai encore plus envie de lui clouer le bec. Pas plus tard que ce soir, si son patron ne l'avait pas emmenée, il l'aurait invitée pour la consoler de sa journée. D'après ce qu'il raconte -bonjour les notions de confidentialité !- elle a commencé à travailler les dossiers qui concernent son héritage. Il dit qu'elle a été secouée.

S'il y a dans ces dossiers la moitié de ce que j'en pense, je n'en doute pas...

De nouveau, elle disparaît de mon champ de vision, mais y réapparaît quelques minutes plus tard, un livre ou quelque chose d'équivalent à la main. Elle l'ouvre et le referme à plusieurs reprises, avant de balancer ses jambes par-dessus la fenêtre et de se laisser glisser vers l'extérieur.

Elle déambule lentement, de longues minutes, et je reste là, hypnotisé par ses mouvements souples et coordonnés. Ses longs cheveux sont détachés et caressent le bas de ses reins. Parfois, elle en déplace une mèche, mais le plus souvent, elle les laisse aller librement. Elle regarde vers la maison et s'y avance résolument. Sans le savoir, ses pas la guident vers moi.

S'il faisait jour, elle pourrait me voir et saurait que je l'observe avec une intensité de plus en plus douloureuse. Mais la nuit est profonde et je n'ai rien allumé. Pourtant, par précaution, je me rencogne un peu plus, à l'abri de ses regards, sans parvenir à me détacher d'elle. Elle a attaché sa chemise loin au-dessus de son nombril et je devine sans peine la teinte laiteuse d'une bande de peau au-dessus de la ceinture de son jean noir. Le contraste est troublant. Sa peau est si pâle en dépit de cernes profonds qui montrent qu'elle ne se préserve pas suffisamment.

Je connais déjà la couleur de ses cheveux, mais dans la pénombre ambiante, ils ont des reflets d'acajou. Lentement, elle lève les yeux vers moi. Je retiens mon souffle. Elle ne peut pas me voir, j'en suis presque certain ; et pourtant, ses iris d'un vert émeraude me sondent jusqu'au cœur de mon être et je durcis à leur simple contemplation. Et si je me montrais ? Si c'était vraiment moi qu'elle regardait avec cette acuité ? Mais déjà, son regard quitte l'endroit où je suis retranché, haletant, et balaie la façade en plissant les yeux.

Puis elle rouvre son livre, à peine un cahier si j'en crois l'épaisseur, et relit une ligne. Un dernier regard à la façade, qui passe sur moi sans me voir, et je devine, moi, le halo des larmes qui ont coulé.

Puis, de son pas décidé, elle repart en sens inverse et d'un geste souple, se hisse sur son perchoir et reprend sa lecture.

Le souffle saccadé, le corps tendu et l'esprit enflammé, je me détourne à mon tour pour retourner dans ma chambre avant de faire une bêtise.

Un été pour une vieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant