Chapitre 6 Bienvenue chez toi mon ange

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Je rayonne de me sentir aussi précieuse aux yeux des siens, mais je tente d'obtenir quelques éclaircissements sur ses propos. Il a tenté de garder le contact, à Paris ? Pourquoi n'en ai-je aucun souvenir ?

L'avocat se mord la lèvre. Visiblement, il regrette ses confidences et me rappelle les consignes de grand-mère.

-Et j'ai senti ta réticence à lui obéir, et j'ai comme l'impression que la désobéissance ne t'effraie pas tant que ça. Alors ?

-Alors c'est un peu long pour être abordé entre deux portes, mais disons, pour faire simple, qu'après la rupture entre ton père et nous, j'ai essayé de rester dans les parages pour toi, mais que ça s'est mal passé, très mal passé. Je n'élude rien, ma belle ; si tu veux, peu importe la consigne de maman, on peut en parler, nous deux, avec tes autres oncles, même avec ton père quand il sera là, mais c'est une discussion qui prend du temps. Et pour le moment, j'aimerais autant te découvrir que de remuer le passé. Mais ce n'est pas une fuite. Et j'ai comme l'impression que tu ne me laisserais pas me défiler.

J'approuve et poursuis la visite de son bureau. J'y vois une photo de mes cousins Soizig et Gwendal et cherche des traits communs avec eux. Les yeux sans doute, peut-être également le nez de Soizig, blonde comme les blés, ou les pommettes un peu saillantes de son frère. La fratrie se ressemble peu et a sans doute beaucoup en commun avec leur mère. Yann finit de classer quelques papiers, en sort quelques autres d'un dossier et les plie dans une enveloppe qu'il glisse dans sa poche intérieure. Puis il se déclare prêt à la suite du programme.

-On va aller déjeuner, si tu permets. Deux minutes plus tard, -pendant lesquelles j'ai discuté avec son stagiaire Bastien- il revient ; tout est prêt. Il m'emmène dans l'un de ses coins fétiches et donne congé à son stagiaire dès qu'il aura fini un peu de classement. Bastien m'adresse un sourire chaleureux, ma présence, confirme mon oncle, lui vaut un planning plus léger. Je suis curieuse de la spécialité de mon oncle. Il fait un peu de tout, du divorce, du droit des affaires. Il est l'un des seuls cabinets du secteur, ce qui lui assure du travail en quantité et de la variété.

-Je fais de moins en moins de pénal. Généralement, c'est Arzh qui s'y colle ; il dit que ça le tient en forme, même si de manière générale, il préfère être du côté des parties civiles. Pour ce qui est du pénal et moi ... J'en ai fait pendant quelques années, lorsque j'ai intégré un grand cabinet parisien. Mais nerveusement, c'était mauvais pour moi... Paris et le pénal. Tu sais, j'ai voulu m'éloigner d'ici, il y a une quinzaine d'années, partir vers de la plus grande ville, quitter les souvenirs trop douloureux ; j'avais peur de perdre la tête ici ; c'est pour ça que j'avais choisi Paris ... mais c'est ici que je me suis retrouvé, finalement. Et que j'ai pu me reconstruire après avoir touché le fond.

De nouveau, j'approuve. Intuitivement, cette date ne me parait pas anodine. Elle correspond approximativement avec la mort de ma mère et j'ai dans l'idée que les deux événements sont liés. J'écarte cette pensée, d'autant qu'il revient sur son idée du métier d'avocat. Je pourrais faire un stage, avec lui, pour voir.

-Je ne sais pas, j'ai d'autres envies, de l'histoire, du journalisme, travailler dans l'édition ou en librairie.

-De beaux projets, reconnait-il et qui ne me surprennent guère, note-t-il, elliptique. Qu'en pense ton père ?

-On n'en a pas encore parlé. Je crois qu'il prend les choses au fur et à mesure. Pour l'instant, la première, à la rentrée la terminale.

-L ?

-Evidemment, ... Je me crispe face à son sourire, déjà sur la défensive. Toi aussi, tu trouves que c'est une bêtise ?

-La seule bêtise serait de faire autre chose que ce qui te plaît. Il n'y était pas favorable ?

-Ils ne le sont toujours pas. Et la direction privilégiait aussi « la voie sacrée », pfff. Qu'est-ce qu'il y a de sacré dans les maths et les sciences ? J'ai sabordé ma fin de seconde en physiques pour être sûre d'avoir la paix. Je ne te raconte même pas leur tête quand j'ai tapé des notes potables, mais nettement meilleures que ce dont ils avaient l'habitude, pour les épreuves anticipées. Heureusement que je les ai réussies, ça les a calmés, ... pour le moment en tous cas.

-Réussies à quel point ? demande-t-il, convaincu que je me montre modeste.

-82 points, ... d'avance, je souffle comme un aveu. Un sifflement déchirant accueille cette annonce et je rougis. Encore. Conscient qu'il m'est difficile d'être ainsi au centre d'une attention particulière, Yann glisse sur un sujet moins tendu.

-Et je suppose que ta copine Leslie est également en L ?

-Oui, mais avec le soutien de ses parents, elle. Pour ses études comme pour tout le reste. Et vu que depuis six ans, ils me servent un peu de famille de substitution, on peut dire que je suis soutenue. C'est par eux que je fais le maximum de musées, pièces de théâtre, ils nous orientent sur nos lectures. On en discute après.

Je suis sûre à son sourire qu'il ressent un petit pincement au cœur en pensant que quelqu'un d'autre a tenu ce rôle qu'il semble vouloir tenir.

Nous enchaînons les discussions sur le lycée, l'internat et les petits tracas d'une adolescente de seize ans, mais tout est bientôt balayé par l'arrivée en vue de la ville close. Je me transforme en touriste de base, multipliant les photos ; mon parrain me promet de m'emmener visiter après le déjeuner et s'amuse de l'usage permanent de mon téléphone ; j'aurais intérêt à m'acheter un véritable appareil pour fixer tous les moments de cet été en meilleure qualité.

Comme il l'a annoncé, il est un habitué du restaurant et à peine ai-je commandé une eau pétillante au citron que nos deux boissons, identiques, arrivent. Yann n'a même pas émis son souhait. On trinque, à la douceur des retrouvailles et au merveilleux été qui s'annonce. « Bienvenue chez toi, mon ange », me dédie mon parrain. Puis le patron vient nous saluer. Pour une fois, personne ne semble connaître ma mère, ni faire de comparaison entre nous et j'en suis presque soulagée.

J'ai beau être venue dans l'attente d'informations, il n'est pas aisé d'être systématiquement l'objet de comparaisons lorsqu'on ne dispose pas des clefs pour les comprendre.

Un été pour une vieWhere stories live. Discover now