Jour 64 : Ah ben bravo, Victor

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(22/02/24)

Tout s'enchaîne en quelques secondes. La rafale, le craquement, la panique, le tronc qui s'écrase, la douleur intense.

Des cris, du fracas. Déjà, Thibault ne voit plus rien, ne sent plus rien, il s'éloigne. Une voix résonne encore :

— Faites quelque chose, je vous en supplie, faites quelque chose.

Eugénie, douce Eugénie, sa main chaude sans la sienne.

Et puis c'est fini.


Thibault s'éveille beaucoup plus tard. Il cligne des yeux mais ne voit rien, sa langue pâteuse lui colle au palais, son corps distant lui semble étriqué, lourd, inconnu. Il cherche à bouger mais sa carcasse résiste et il émet un grognement ridicule. Quelle honte. Il se souvient mal des derniers instants avant son sommeil. Une promenade le long du lac, quelque chose comme ça. La tempête, le souffle du vent furieux, la beauté des arbres, de leurs feuilles dorées qui tourbillonnent. Retenir un chapeau, une ombrelle, la danse des jupes de ces dames, malmenées.

— Vous êtes éveillé ?

Une voix méconnue s'est élevée. Masculine. Sur la droite. Thibault tente de tourner la tête mais sa nuque endolorie proteste. Il ouvre la bouche comme un poisson hors de l'eau. Son souffle le brûle, il tousse, puis sent qu'on lui frôle la joue. Il cherche à articuler quelque chose mais ne perçoit pas le mouvement de ses lèvres et sa gorge se contente d'un sifflement.

— Misère, souffle l'étranger. Misère, ça a marché.

Le ton n'est pas franchement réjoui. Il paraît stupéfait et apeuré. Qu'est-ce qui a marché, au juste ? Et pourquoi ne parvient-il pas à s'éveiller correctement ?

Gueule de bois, sans doute. Peut-être de l'opium. Il s'était promis de ne jamais recommencer mais la compagnie de ses pairs, dans cet endroit magnifique, a pu l'emporter sur des rives interdites. Il ne se souvient pas.

Autour de lui, on s'agite. Lui-même est pris d'un long tremblement, qu'il devine plus qu'il ne le perçoit.

— Vous m'entendez ?

Thibault grogne à nouveau. La voix s'est approchée, il devine qu'on est penché sur lui, même s'il ne voit absolument rien.

— La vue... la vue devrait venir... j'espère... je crois... Est-ce que vous pouvez... essayer de bouger un doigt ? N'importe lequel ?

La vue ? De quoi parle-t-il ? Thibault s'exécute, même si son humeur commence à noircir. Il entend l'étranger qui s'éloigne.

— L'éveil est progressif, c'est logique, murmure ce dernier. Misère.

Thibault l'entend rire, puis sangloter, puis rire à nouveau, reprendre son souffle. Peu à peu, l'irritation cède le pas à l'angoisse. A-t-il été enlevé par un fou, au lendemain d'une soirée de beuverie ? Il sait que ce genre d'incident s'est produit en ville, il y a peu. Un héritier kidnappé contre rançon. Ses parents ont reçu un doigt par courrier et une lettre réclamant des milliers de livres.

Même s'il est de bonne famille, Thibault n'est pas certain que son père paierait le moindre sou pour le récupérer. Quant à Eugénie... tenterait-elle de convaincre son géniteur d'intercéder en sa faveur ? Il ne peut en être certain. Il n'est pas sûr d'avoir fait si bonne impression, quand il a rencontré Messire de Trévan, l'avant-veille. La noblesse a ses échelons qu'on ne peut aisément franchir.

La panique l'envahit, il tire sur ses liens.

Ses liens. Il les perçoit désormais distinctement, des lanières de cuir larges, qui lui maintiennent les poignets et les chevilles, la poitrine et la taille. Séquestré par un criminel. Cette fois, il mugit, un son pathétique, qui trahit sa peur.

— Ne vous agitez pas, s'exclame l'inconnu. Vous êtes encore faible.

Thibault sent distinctement la main qui effleure son front. Sans doute lui a-t-on bandé les yeux. Il prie pour qu'ils ne soient pas crevés. Non, il le sentirait, même drogué. Les larmes coulent sur ses joues.

Quelle humiliation ! Il est un gentilhomme, il ravale sa terreur, souffle par le nez, serre les dents.

— Essayez de rester calme, dit la voix, qui ne l'est pas du tout. Je sais que ça doit être déstabilisant, après ce qui s'est passé.

Mais quoi ? songe Thibault. Il s'est passé quoi ?

— Je pense qu'il vaut mieux que vous restiez allongé encore un peu. C'est trop tôt, après la procédure. Je crois. Encore... quinze minutes, d'accord ?

Les ténèbres se font grises, Thibault devine que la vue lui revient enfin. Il cligne des yeux, sent l'eau salée qui roule sur sa cornée. Petit à petit, il devine une fenêtre ronde, un vitrail, qui le surplombe, des murs hauts, des livres qui s'échelonnent. L'air est saturé d'une puanteur organique, comme dans les pires bas fonds de la capitale, mêlée à des parfums d'hospice. L'alité cherche à nouveau à parler mais grogne. Son ravisseur s'approche et lui sourit, nerveux.

Thibault le reconnait alors, et la voix prend sa place dans ses souvenirs. Victor, le cousin d'Eugénie. L'étudiant timide, qui revient d'Oxford. De Cambridge. D'ailleurs. Ils se sont rencontrés l'avant-veille, quand Thibault et Eugénie sont arrivés au domaine pour le mariage de sa soeur aînée. Un parfum de scandale flotte autour de ce garçon, mais Thibault n'a guère écouté ce qu'on lui a raconté. A-t-il été renvoyé de l'université ? Oui, c'est ça. Mais pourquoi, le prisonnier n'en sait plus rien.

Il espère que cela n'a pas de rapport avec ce qui est en train de lui arriver. Attaché à une table, dans un endroit obscur, une sorte de laboratoire, ça ne peut pas être bon, non, pas bon du tout. Où est Eugénie ?

— J'ai réussi, murmure Victor.

Son sourire se fait nerveux.

— J'ai réussi.

Il parait sur le point de s'évanouir. Ses larmes ruissèlent, son rictus est dément, puis il noie son visage entre ses paumes et gémit. Sa folie terrifie Thibault, qui contrôle sa respiration, éprouve à nouveau ses liens.

— Je suis désolé, souffle Victor. Je ne pensais pas que ça allait marcher... Ça n'a jamais marché, jusqu'ici. Et je n'avais que ce corps a disposition... Le seul... Je suis désolé.

Il sanglote à nouveau. Thibault plie alors la nuque, découvre son corps nu sur la table. Une paire de seins généreux s'offre à son regard, puis la blancheur d'un ventre, jusqu'à la rousseur d'une toison, et de longues jambes laiteuses, qui ne lui appartiennent pas.

Victor pleure de joie, de désespoir. Thibault, lui, s'évanouit.

Projet 66Where stories live. Discover now