Jour 66 : Enfin lui

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(24/02/24)

Je ne me souviens pas de comment je suis arrivé ici.

Mais j'y suis. Resté. Bien.

Les vagues caressent les rochers, emplissent mon bassin, se retirent. Les anémones s'ouvrent, les petits poissons argentés trépignent, les crevettes crapahutent sur leurs pattes effilées. J'assiste et je participe, et je ne suis pas complètement certain d'être à ma place, même si tout ce peuple m'a accepté, me tolère ou me craint.

Nous communiquons peu. Qu'aurais-je à leur dire ? Je ne sais pas d'où je viens, ni exactement ce que je suis.

Est-ce important ?

Je ne saurais en juger. Il me semble pourtant qu'il existe un avant et un après, et donc un passé et un futur. Si le premier m'est inaccessible, sans doute pourrais-je me soucier du second ?

Car il s'y trouve un homme qui vient presque chaque jour sur la plage. Il arrive tôt. Pas le premier car l'aube voit passer sa propre faune, de pêcheurs en botte, de joggeurs en baskets, de maîtres à chien. À ma hauteur, les pieds, les jambes, évidemment, sont ce qui me frappe en premier. Mollets, orteils, chevilles, plantes fragiles. Pieds nus ou en sandales. Souvent, ils se déchaussent à la lisière de l'océan pour s'y tremper.

Puis ils repartent, debout pour la plupart. Je me demande ce que ça ferait, de me tenir ainsi redressé, fier, d'arpenter le sable comme s'il m'appartenait, un royaume offert, à ma portée.

Je m'égare.

L'homme qui vient porte un short, toujours rouge, et souvent un gilet jaune. Parfois je vois ses yeux. Parfois je ne les vois pas, quand il les masque de verres fumés.

Il est beau, ça je le sais.

Curieux que j'aie cette notion, moi qui ne côtoie que les crabes et les algues. C'est ce qui me fait penser que je suis peut-être plus que ce que je crois être, même si cette peau malléable me sied.

Je suis toujours discret et je me cache. Les enfants qui escaladent mes rochers, qui pataugent dans les flaques et les bassins, emportent les imprudents, étoiles et coquillages. Ils frappent les méduses de leurs pelles en plastique, martèlent les moules de leurs semelles, déplacent des mondes entiers pour les exhiber à leurs géniteurs, les abandonnent plus loin, dans un trou, un seau, la sécheresse d'une dune lointaine. Certaines coquilles sont vides, d'autres attendent la mort, brisées, solitaires, incapables de retrouver le chemin des eaux.

Il vaut mieux être prudent. Je ne me trouve ni très beau, ni très appétissant, mais les êtres humains ont sûrement un usage tout trouvé pour une créature telle que moi. Je ne suis pas pressé de le découvrir.

Je préfère me glisser doucement hors de mon antre, et le regarder.

Les femmes l'apprécient, elles l'approchent souvent par deux, lui parlent, frétillent, puis s'en repartent en gloussant. Parfois, je les entends vanter son sourire, la largeur de son torse, la manière dont son short lui dessine les fesses. Je ne peux pas leur donner tort, j'admire aussi ces détails, et le brun de ses yeux, la manière dont le soleil frôle ses cheveux clairs, le grondement de sa voix quand il rappelle un baigneur imprudent à l'ordre, le mouvement de ses cuisses quand il part affronter les vagues.

Il surveille les gens. Ces imbéciles qui nagent trop loin, ou le mauvais jour, ou au mauvais endroit. Qui se poussent et se bousculent, qui lâchent leur chien, qui abandonnent leurs détritus, qui creusent des tranchées trop profondes, qui mettent à l'eau des objets improbables, dont certains flottent et d'autres coulent.

Il crie beaucoup, siffle dans un objet au son strident, fait des gestes aux significations claires.

Parfois il se livre à l'eau.

Quand il y vient, que la marée est haute et la foule éparse, souvent, je quitte ma cachette pour l'accompagner.

Petit moment de lumière.

Je dérive, je virevolte, je ne le touche pas. Même s'il n'est pas d'ici, que cela se voit à la maladresse de son corps qui lutte contre le flux et le reflux, sa beauté m'émeut. Je me fais gardien de son errance, scrute les fonds à la recherche d'un piège ou d'un monstre. Ce n'est pas nécessaire : les requins se sont retirés depuis longtemps, mais j'aime m'inventer la mission critique de le protéger.

Il atteint son but, sauve une vie, repart en arrière et me laisse seul dans la pénombre salée.

Jour après jour.

Je crois que j'ai un coeur, en miroir caché de mon esprit. Un coeur qui pulse lorsqu'il arrive, qui s'éteint lorsqu'il s'en va. Ma peau translucide devient alors terne, reflet de mes émotions grises. Je rampe dans ma fissure, y tasse mon corps difforme et j'attends qu'il revienne.

Je m'imagine un corps pareil au sien. Grand et fort, qui marche et parle, qui sourit et pose une main sur son épaule. Dans mes rêves confus, lorsque la nuit couvre le monde et que la lune se mire dans l'océan, je vis dans ce fantasme. Une autre existence, qui semble juste là, à ma portée. Il suffirait d'un rien pour que je franchisse ce voile, un rien qui m'échappe, un ajustement ténu, la clé de la porte et du mystère.

Je ne suis pas un poulpe comme les autres, j'en suis persuadé. 

Ceci était un message subliminal d'un certain H. à l'auteure. Quand est-ce que tu te remets au vrai boulot, hein ?


***


(Mode Procrastination Queen off - jusqu'à la prochaine fois)


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