Jour 46 : Fumée

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(04/02/2024)

On raconte que Fumée naquit de l'union interdite entre une Boisée et un Fiévreux. Les premiers refusèrent de l'accueillir, sous prétexte que sa mère était certainement morte en couches, les seconds la trouvaient bien trop terne pour s'y intéresser. Encore vagissante, elle fut ainsi abandonnée au coeur d'un désert de roche, petite chose grise dont personne ne voulait.

Les Aériens la frôlèrent, mais son odeur les révulsa. Les Aqueux n'en entendraient pas parler avant de très longues années. Aussi fut-elle recueillie par les Terreux, ces enfants de la pierre dont on dit le coeur si sec. L'homme qui la trouva se nommait Kalju. Il rentrait chez lui après une longue absence, lorsqu'il tomba par hasard sur le paquet oublié. Il la ramassa car c'était la chose digne à faire, et Kalju, bien que Terreux, avait une âme noble. Il la cala contre son épaule et la laissa sucer son doigt, dans l'attente d'un repas plus consistant. Fumée calma son chagrin dans l'étreinte de cet être solide, qui jamais ne lui ferait défaut.

Il lui dénicha du lait de chèvre auprès d'un berger et elle sembla s'en contenter. Ainsi continua-t-il sa route tranquille, Fumée dans un petit balluchon qu'il portait tout contre sa poitrine.

Lorsqu'il atteignit son village natal, loin dans le nord, auprès du Canyon de Kany'em'rillyn, celui qu'il ne faut traverser, il fut accueilli en héros par ses amis qui le guettaient depuis six ans. S'ils n'osèrent pas l'interroger sur sa jeune compagne, ils supposèrent tous qu'il avait profité de son errance pour avoir un enfant.

Il faut dire que même s'ils n'avaient en réalité aucun lien de parenté, ils se ressemblaient de prime abord. Fumée dégageait en permanence de petits nuages sombres et suffocants, tout comme Kalju relâchait de la poussière, une affliction qui touche de nombreux terreux. Mais s'il avait le poil gris, les yeux acier, la mâchoire lourde, Fumée avait le museau pointu, la chevelure ébène et les yeux couleur nuit.

Peut-être est-ce à cause de cette demoiselle, vive et facétieuse, curieuse et enjouée, que Kalju ne trouva jamais femme pour le rejoindre dans sa cahute. Jamais il ne s'en plaignit. Le rôle de père semblait le satisfaire, il dorlotait son petit morceau de charbon gracile, tout en poursuivant son travail ordinaire de maître-pierre.

Il ne fallut que quelques années pour que tout un chacun réalise que Fumée n'était pas des leurs. Légère alors qu'ils étaient lourds, agile quand ils étaient forts, elle ne partageait aucun talent des Terreux, n'entendait rien à leur Chant de Veine, n'était pas capable de brandir le marteau, de fendre le sol, de percevoir un gisement juste en posant ses pieds nus sur la terre.

Les Terreux étaient des gens tranquilles, accueillants et respectueux, et même si Fumée n'était pas de leur race, ils ne lui en tinrent jamais rigueur. Petit à petit, elle trouvait sa place, se rendait utile en grimpant au sommet d'un rocher ou en sautant au-dessus d'une faille, quand tous les autres peinaient pour la rejoindre. Son gloussement tranchait sur le rire sourd de ses amis, elle gagnait toutes les courses, perdait au bras de fer, et vivait sa vie.

Peut-être faut-il préciser que si on la connait désormais sous le nom de Fumée, Kalju lui en avait donné un autre. Polya. La poussière, en langue ancienne, ce qui lui allait bien.

Polya aurait sans doute pu vivre une existence douce, à l'abri parmi les Terreux qui qui l'aimaient dans toute sa différence, mais sa nature volatile, son envie dévorante d'autre chose, de voyager, de découvrir, et surtout de comprendre ce qu'elle était, prit un jour le dessus. Aussi Kalju ne fut-il pas surpris lorsqu'elle vint le trouver au soir de ses seize ans, l'air chagrin.

A l'abri de leur cahute, elle s'assit face à lui, posa les mains en terre et baissa la tête, comme elle avait appris à le faire, un signe d'amour et de respect.

— Père, annonça-t-elle. J'ai pris la décision de partir.

Kalju ne s'en offusqua guère. Les Terreux s'exprimaient peu et sans détour, ils ne connaissaient ni le mensonge, ni la diplomatie.

— J'ai préparé mon vieux sac, répondit-il, car il avait toujours su que ce moment viendrait.

Polya le remercia d'un baiser sur son front de pierre, un geste étrange, une impulsion que ne connaissaient pas les Terreux, puis s'en fut ramasser la besace. Elle contenait tout le nécessaire pour ses premiers jours de voyage. Ils s'étreignirent front contre front, et elle promit qu'elle reviendrait.

Ensuite, sa silhouette fine s'éloigna sur le chemin, vers le désert, d'un pas leste et décidé.

Kalju refoula ses larmes et se détourna avant qu'elle disparaisse. Il lui avait donné tout ce qu'il pouvait, mais il avait toujours su que cela ne suffirait pas, et c'était désormais à elle de tracer son chemin.

Ce que Kalju ignorait, qu'il aurait pu découvrir s'il s'était attardé, c'est que les intentions de Polya avaient fait un émule. En bonne fille de la roche, elle s'était ouverte de son projet avec franchise auprès ses amis. Et si la plupart étaient restés horrifiés ou fascinés par tant d'audace, l'un d'entre eux s'était promis de ne pas la laisser s'aventurer seule dans ce monde hostile.

Il s'appelait Kivi, un Terreux au poil rouge, aux yeux dorés, massif, discret, stoïque. Lorsqu'il vit Polya s'élancer hors du village, comme elle l'avait annoncé, comme il l'avait craint, il lui emboîta le pas. Rapidement, il réalisa qu'elle était trop rapide, qu'il serait distancé. Il hésita à l'appeler mais il craignait qu'elle le repousse et tente de le convaincre de rentrer. Aussi resta-t-il en retrait, sans s'inquiéter de la perdre : il connaissait son parfum, jamais elle ne pourrait le semer.

Et ainsi débuta le périple de Fumée, et de Rouille, comme on viendrait à le surnommer. Ensemble ils changeraient notre monde même si, en cette nuit tranquille, ils ne pouvaient s'en douter.

Projet 66Where stories live. Discover now