Jour 7 : les vieux de la vieille

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(27/12/23)

Se retrouver autour de la table d'une taverne, dans ces odeurs de pisse et de bière éventée, de fumée, de navets bouillis, de sueur et de boue, s'avérait plus pénible que je ne l'avais prévu.

Bien sûr, quand j'avais reçu la missive de Tybald, portée par l'un de ses corbeaux magiques aux yeux pairs, je m'étais doutée que les nouvelles étaient mauvaises. Nous nous étions promis, six ans plus tôt, de ne plus jamais nous rassembler.

Dans les bouquins, les groupes d'aventuriers terminent toujours soudés comme les maillons d'une chaîne, indissociables, loyaux, aimants, à coup de promesses, de serments indéfectibles. Dans la réalité, même la chaîne la plus solide est bouffée par la rouille. Les liens se distendent puis se brisent, de menues frustrations en dévorantes jalousies, de coups bas en habitudes agaçantes qui deviennent insupportables, de disputes en échecs. Conflits de valeur, sentiments non partagés, trahisons quotidiennes. On s'aime, on se déteste, on se hait, on s'indiffère, et puis on laisse tomber.

Simplement.

Salut les mecs, portez-vous bien.

Tybald le savait aussi bien qu'Émerence, que Malcolm, qu'Antonin. Et pourtant nous étions tous là, autour de cette table, tous là sauf Brynn.

D'entre tous, il aurait répondu le premier, sentimental comme il était, et son absence, je le sais, est la cause de l'appel de Tybald. Mon cœur se serre, je l'en maudis. Si j'ai participé à la destruction de notre équipe, c'est bien la faute de Brynn, de son humour, de sa maîtrise, de son enthousiasme et de la lueur dans son regard.

J'en ai gaspillé, des soupirs, en vain, jusqu'au jour où il m'est devenu impossible de retrouver mon souffle et de respirer. Comme Malcolm avait envie d'étrangler Antonin, comme Antonin nous trouvait stupides, comme Émerence ne supportait plus que Brynn lui compose des poèmes, comme Tybald se désespérait de nos querelles triviales, ça a été facile de mettre un terme à notre association.

Sauf pour Brynn, qui ne comprenait pas. Je lui ai proposé de rester avec moi, mais je n'ai jamais assez compté, et j'aurais dû me retenir, car je n'en ai que saigné davantage, quand il a dit non, ne t'en fais pas, je vais me débrouiller, je m'en remettrai. Il a cru que je lui faisais une faveur, l'imbécile, aveugle, toujours aveugle, bordel, je devrais le haïr.

Tout est dans le « devrais », évidemment.

Malcolm écluse son vin en nous jaugeant. Tybald caresse pensivement son oiseau de malheur. Émerence baille. J'essaie de ne pas me choquer de son décolleté, tellement peu approprié au cadre, mais tellement typique. Antonin nous méprise même s'il essaie de lutter.

— Merci d'avoir répondu à mon appel, commence Tybald. Je sais que nous avions plus ou moins convenu de ne plus travailler ensemble.

Pas plus ou moins. Pas travailler. Nous voir. Ne plus jamais nous voir.

— Mais Brynn a disparu depuis plusieurs semaines, désormais, et j'ai des raisons de penser qu'il a de gros ennuis.

— Comment le sais-tu ? intervient Malcolm, agacé.

— Nous sommes restés en contact, avoue Tybald.

Ce n'est pas une surprise, en réalité. Le magicien pragmatique, le barde curieux, qui échangeaient toujours avec verve autour du feu, à la nuit. Personne, autour de la table, ne proteste. Nous aurions pu nous en douter, de longue date. Mais nous n'y avons simplement plus jamais pensé.

— Il avait pour projet de fouiller les ruines du Temple de Parkak, sur les hauteurs du Mont Rougeoyant.

— Mais quel abruti ! explose Malcolm, avec sa réserve coutumière.

— Typique de Brynn, remarque Antonin, et je ne peux que convenir.

Émerence ne dit rien. Elle calcule sûrement le manque à gagner que va lui coûter cette escapade. Car la suite ne fait aucun doute.

— Nous devons partir à sa recherche, poursuit Tybald. Personne d'autre ne le fera.

Malcolm jure, Antonin soupire. Il ne me reste qu'à prendre ma place habituelle, là où tout le monde m'attend, depuis toujours.

— Je m'occupe du ravitaillement. Nous pouvons partir demain matin.

Tybald me sourit, il n'a jamais douté de moi, d'aucun d'entre nous en réalité. La mission est limpide, le trésor inestimable, mais les jours à venir promettent d'être orageux.

Je ferais mieux d'aller dormir.

Projet 66Where stories live. Discover now