Jour 17 : l'exploratrice

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(06/01/24)

Alors que la flambée crépite, tisons étincelants sur fond de nuit obscure, Flora songe à Renaud. Autour d'elle, de son maigre campement, s'élèvent les Pics Maudits, cette cordillère qu'on dit infranchissable et hostile, dans laquelle les hommes ne s'aventurent plus jamais. Leur ombre ténébreuse se dresse sur un ciel couvert d'étoiles, une vision d'une beauté sans pareille, et Flora resserre sa couverture autour de ses épaules tout en se remémorant cet ultime échange, dans la cour de l'auberge, quand il a essayé pour la dernière fois de la dissuader d'entamer ce voyage solitaire.

Lui, l'artiste esthète, subtil, curieux du monde, toujours enthousiaste, plein d'humour, de légèreté, arborait un visage tiré, des larmes contenues, la tristesse et la colère de n'avoir pas trouvé les mots pour la retenir. Elle aurait tant voulu qu'il comprenne que venir jusqu'ici, découvrir ces lieux vierges, leurs mystères, leur splendeur, c'était l'élan fondamental de son existence. Les plantes qu'elle recherchait n'étaient qu'un prétexte, la bonne excuse pour arpenter ces collines et gravir ces monts, observer une faune qui n'était plus jamais dérangée par la main destructrice des hommes, humer des fleurs oubliées, s'éveiller au chant des oiseaux, vivre au rythme du soleil...

Renaud avait peur, c'était la source de sa véhémence, et sa peur se muait en hargne, en mots blessants, en un rejet qu'elle savait tissé pour se protéger, parce qu'il craignait de la perdre. Elle était touchée mais elle ne pouvait pas le laisser l'enfermer dans une cage dorée. Elle s'y serait fanée comme une rose. Non. Un simple fleur des champs, sauvage.

Tu ne crois pas qu'il y a une bonne raison, si les gens n'y vont plus ? Des créatures féroces habitent ces vallées, ces montagnes... et elles ne veulent pas d'étrangers sur leurs territoires ! Que feras-tu quand ils t'auront capturée, qu'ils voudront te tuer pour te punir ou te manger ?

Flora n'avait pas peur, elle. Elle lui a pris les mains, l'a regardé droit dans ses yeux bleus brillants.

Je reviendrai, lui a-t-elle dit. Et si tu m'attends, nous nous retrouverons.

Il a grommelé, haussé les épaules puis s'est détourné et l'a abandonnée dans la cour, sous la pluie fine qui tombait des nuages lourds.

Leurs adieux se sont déroulés trois semaines plus tôt, déjà. Depuis, Flora a traversé les dernières zones cultivées puis entamé l'ascension des collines qui bordent le massif. Son objectif est une petite forêt située dans une vallée lointaine, qu'elle atteindra en franchissant trois cols escarpés. C'est en tout cas ce qu'elle a déduit des marquages sur la carte sommaire qu'elle a réussi à se procurer. En vérité, elle a déjà découvert que celle-ci est incomplète et que certains des symboles qu'elle a cru comprendre renvoient à d'autres réalités. Peu lui importe. La destination n'a pas vraiment d'importance, tant qu'elle peut dormir sous la voûte, chasser, pêcher, cueillir sa pitance, et s'émerveiller d'une nature formidable tout autour d'elle.

Dans les fourrés voisins, quelque chose craque, une branche, elle sursaute mais ne s'en inquiète en rien. La nuit, dans une forêt, n'est jamais silencieuse. Mille créatures s'y déplacent, à la recherche de nourriture, d'un partenaire, de territoire. Flora aime se sentir part de ce monde, et non intruse. Elle respire le même air, boit la même eau...

Nouveau craquement, plus proche, plus sonore, non loin de sa tente. Doucement, elle tend la main vers son bâton de marche. Les rumeurs les plus folles circulent sur les créatures qui vivent en ces lieux. Flora sait qu'avec un peu de prudence, un peu de bon sens, on peut se tirer de nombreuses situations critiques, avec les animaux. Mais les légendes parlent d'êtres intelligents, de véritables tribus, organisées, complexes, qu'elle espère approcher, rencontrer, connaître... mais qui ne seront peut-être pas d'emblée ravies de la trouver sur leurs terres.

En cela, Renaud a raison.

Ce qui ne veut pas dire que la peur doit l'emporter. La curiosité, la bienveillance, le courage, sont de bien meilleurs alliés.

Craquement encore, sur sa droite cette fois. Elle se devine encerclée, mais par quoi, difficile de le dire. Ils se déplacent avec prudence. Flora entend le crépitement du feu, le souffle du vent, les battements de son coeur, de plus en plus sonores.

Puis, doucement, elle se lève. La taille peut parfois effrayer les prédateurs, les mouvements amples. Rien ne survient. Elle écarte les bras, la main droite serrée sur son bâton.

— Je viens en paix, annonce-t-elle dans la langue que parlent les hommes dans les villages les plus proches.

Puis elle répète la phrase dans trois autres langues qu'elle maîtrise à peine : l'elfique chantant, le rocheux acéré et finalement le sylvestre, ce murmure ancien que parlaient les créatures du bois avant l'avènement des humains.

Ils bougent très vite, fendent les fourrés, en une masse gigantesque, en mouvement, rousse, noire et grise, musculeuse, oppressante, et elle voit leurs corps massifs, la pointe de leurs épieux braqués sur elle, la barrière qu'ils forment et qui l'encercle en un instant. Ils sont cinq à être sortis de la forêt, mais peut-être sont-ils dix ou cent de plus sous les arbres, encore cachés, à l'observer de leurs yeux jaunes.

Des centaures. Trois mâles, deux femelles. Elle doit lever les yeux pour trouver leur visage aux traits fins, aux expressions orageuses. Elle entend le sylvestre qui perle de leurs lèvres sans le comprendre : elle n'en connait pas assez. Elle lâcha son bâton, lève des mains vides, inoffensives. S'ils ne l'ont pas encore tuée, c'est qu'ils n'ont pas décidé de le faire. N'importe lequel d'entre eux aurait pu la foudroyer d'un trait, quand ils étaient encore cachés. Un conciliabule s'est engagé entre un imposant centaure roux, jeune, la chevelure longue et bouclée, massif comme un chevalier, un autre mâle au poil gris cendre, au corps de coursier, et une femelle noire comme la nuit qui martèle l'humus de ses sabots.

Le gris se tourne brusquement vers Flora et la fixe de ses yeux argentés.

— Tu as pénétré sur nos terres, humaine, annonce-t-il d'une voix contrôlée. Tu n'es pas la bienvenue. Le conseil doit statuer.

Avant qu'elle n'ait pu répondre, un des centaures restés en retrait se saisit d'elle. Elle se livre à lui sans se défendre, tandis qu'il lui lie les poignets et les chevilles.

— Je suis venue en paix, répète-t-elle, apaisante. Et je suis ravie de faire votre connaissance. Sselemsellassemin.

Le grand mâle roux grimace de ce qui ressemble à du dégoût.

— Ne salis pas notre langue, vermine, aboie-t-il soudain.

Son ton est chargé d'un tel pouvoir que Flora en est réduite au silence. Les mots s'entrechoquent dans son esprit mais aucun ne parvient à franchir la barrière de ses lèvres. Elle reste ancrée dans son regard bleu, qui déborde de fureur, jusqu'à ce qu'un bandeau lui obscurcisse la vue. Ensuite elle se sent soulevée, jetée sans ménagement sur un dos, et les ténèbres se mettent en mouvement. Ils l'emportent.

Elle songe à Renaud, à sa peur, et réalise soudain qu'elle n'arrive pas à y succomber. Malgré la violence, l'inconnu, les créatures fantastiques qui ont surgi, Flora se sent impatiente d'en découvrir plus sur ses ravisseurs. Elle a foi en leur curiosité, en leur bienveillance, en la possibilité d'un dialogue par-delà les espèces. Après tout, ils ne l'ont pas encore tuée.

Projet 66Where stories live. Discover now