Jour 61 : Le bain (L'Élu #1)

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(19/02/024)

— Franchement, Mara, tu es sûre ? Il ne lui ressemble vraiment pas du tout.

Tapie derrière son buisson, les genoux incrustés d'épines de sapin, Mara poussa un profond soupir et se tourna vers son compère, Zéphyr de Consac, barde de son état.

— Parbleu, Zéphyr, c'est pas toi qui es censé avoir de l'imagination ? On en a déjà discuté ! Valdoiseau est à deux jours, maintenant, et c'est le mieux qu'on ait ! Il a la même taille, la même carrure, et les cheveux sont presque de la bonne couleur !

De l'autre côté du rideau de verdure, ignorant tout de cet espionnage, un jeune fermier chargeait son chariot de ballots de foin en sifflotant.

— Mais quand même... Il n'a ni son nez, ni son front...

Zéphyr cherchait une échappatoire à leur plan, Mara en était consciente.

— Quasiment personne ne l'a rencontré, Zéphyr. Ceux qui le connaissaient vraiment sont restés dans son village. Personne ne saura que ce n'est pas la bonne personne.

— Sauf nous. Sauf le Destin.

À nouveau la même rengaine. Mara s'assit et plongea le visage entre ses mains. Évidemment, quand ce godelureau à la voix d'or avait décidé d'accompagner leur escorte, deux mois plus tôt, il n'avait songé qu'à la gloire. Poser les yeux, parmi les premiers, sur l'Élu, le héros prophétique qui renverserait enfin la Déesse Elvira, qu'on venait de découvrir aux confins du royaume. Il s'était imposé dans la petite troupe d'élite qu'avait montée le Roi Richard, via les manigances du prince Edmond, auquel on ne refusait jamais rien. Mara avait été forcée de l'accepter, et le reste des soldats s'était accordé à son capitaine.

En vérité, Zéphyr s'était révélé de bonne compagnie. Il n'avait pas son pareil pour mettre de l'ambiance autour du feu, dénicher les bons plans en ville, séduire et manoeuvrer. Ils avaient atteint le village de l'Élu en un temps record, la bourse encore replète. Du coup, ils avaient célébré.

Sur le chemin du retour, bien sûr, ils avaient dû affronter des misères, car l'Élu les attirait aussi sûrement qu'une flamme les moustiques. Quelques brigands, quelques goules, un manticore, une sorcière. Ils avaient tous pu constater que sous ses dehors rustiques, le dénommé Englebert de Broussillon ne manquait pas de panache, de chance, d'adresse et de pouvoirs magiques insoupçonnés, qui se révélaient toujours au moment critique.

De l'esbroufe, disaient les mauvaises langues, mais tout le monde était impressionné.

Zéphyr, en particulier, avait été subjugué par le personnage, et s'était mis à écrire, des pages et des pages, jour après jour, nuit après nuit. Mara, qui le considérait presque comme un fils de substitution, à force d'avoir dû le protéger des guêpes et des orties en cours de route, avait écouté ses bribes et tentatives, chaque soir, alors que le reste de la troupe dormait.

Ce qu'ils n'avaient pas prévu, c'est qu'après avoir tranché la tête d'un ours, éventré une wyverne et vaincu toute une escouade de squelettes vampires, Englebert se romprait la nuque en glissant au sortir de son bain. Un bon coup sec, sur le bord du baquet, et le futur formidable avait pris fin dans une chute mouillée. La fine escorte avait lorgné vers son capitaine, et le capitaine avait pris une décision.

Seul Zéphyr rechignait.

— Quelle est l'alternative, rappelle-moi encore ? On annonce au Roi que l'Élu est mort ? On balaie les espoirs de tout un peuple ? C'est ça ?

— Mais l'Élu est mort !

— Mouais, à le crier à tort et à travers, ça va sûrement arranger les choses.

En réalité, Mara avait surtout l'intention de ramener un Élu, n'importe lequel, puis de prendre la tangente le plus loin possible. La vérité les ferait exécuter tous les six, ou peut-être les cinq, si Zéphyr parvenait à se dégager d'une pirouette. Mais c'était lui qui avait eu cette stupide idée de bain, personne d'autre. Elle veillerait, s'il les trahissait, à ce qu'il soit pendu comme tout le monde.

— C'est la foi, qui compte, ajouta-t-elle, pour faire bonne mesure. D'entre tous, tu devrais y être le plus sensible ! Peu importe que ce garçon ne soit pas l'Élu. On va le lui prétendre, il va le croire, et sa conviction sauvera le monde.

Blablabla. Mais Zéphyr était le genre d'idéaliste à gober ces belles paroles.

— Il lui manque la marque, ronchonna le barde.

Mara leva les yeux au ciel.

— Zéphyr, tu le fais exprès.

Elle exhiba le poinçon que lui avait fabriqué un artisan, à Morderon, une jolie couronne ornée de trois étoiles, dans un métal bien tranchant.

— Tu crois qu'il ne va pas réaliser que tu le mutiles ?

— Pas si tu t'en tiens au plan.

Elle le vrilla de ses yeux noirs, il déglutit. Mara usait d'intimidation chaque fois que nécessaire, depuis toute petite. S'il fallait tordre le cou du barde pour le faire rentrer dans le rang, elle le ferait, et tant pis pour ses élans maternels. Le prince Edmond serait triste d'avoir perdu son courtisan favori, mais le pauvre avait glissé en sortant de son bain.

Quelle idée, aussi, ce bain.

Elle jeta un oeil par-dessus son buisson, croisa le regard de Félix, qui lui leva le pouce. C'était le moment.

— Qu'est-ce que tu décides ?

Zéphyr soupira, les épaules basses, puis bondit hors du buisson en hurlant de terreur. Plus loin, Danyl libéra les deux molosses qu'ils avaient acheté l'avant-veille et omis de nourrir. Le barde sauta dans les bras du fermier, les chiens déboulèrent hors du bois.

C'était le moment pour leur nouvel Élu de se montrer à la hauteur.

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