Jour 33 : Joséphine

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(22/01/24)

La première fois que je rêve d'elle, j'ai seulement seize ans. C'est l'hiver 91, je souffre d'une grippe abominable, qui me contraint à garder le lit toute une semaine. J'écoute Loosing My Religion en boucle, avachie sous mon édredon, persuadée qu'il s'y cache un message qui m'est personnellement destiné. La fièvre m'emporte sur des rives lointaines, parfois confuses, parfois précises, forêts profondes où l'on se perd, examens oraux en chemise de nuit, escalators de métro, salles de cinéma, galaxies lointaines, châteaux dans la brume.

Je ne crains rien, dans mes divagations. Sans doute mes parents sont-ils plus inquiets que moi. Je ne sais plus.

Dans ce premier rêve, je marche sur un lac gelé, peut-être une rue de mon quartier, ou ce pont près du local de mon club de tennis, l'autoroute qui mène à la ville voisine, le Golden Gate, la Grande Muraille de Chine.

Je suis vêtue d'un imperméable jaune comme en portent les marins bretons et les enfants de bonne famille. Il ne pleut pas. Je tiens une fourchette pour me défendre contre les vampires. J'ai un bouton d'acné au milieu du front qui me tient lieu de troisième oeil. Le générique d'un dessin animé inepte, plus de mon âge mais que je regarde encore en secret, se déroule dans mon dos, d'abord en avant, puis en arrière. Les paroles ne changent pas. Je marche.

Elle arrive en face de moi, mains dans les poches, une redingote de pirate en daim violet sur les épaules. Ses cheveux châtains sont humides, elle a de l'encre sur les doigts. Lorsqu'elle arrive à ma hauteur, elle me lance un sourire, un « salut », puis poursuit sa route, l'air de rien, comme moi.

Je sais alors qu'elle s'appelle Joséphine.

Et je me réveille.

La fièvre est tombée.


La deuxième fois que je rêve d'elle, 1994, je suis sous l'emprise de ma toute première cuite. La nuit se décompose en instants hachés, fragments et éclats, je ne suis pas convaincue, aujourd'hui, que les choses se sont passées de cette manière, ni toutes ce jour-là. On titube de rire dans une rue enténébrée, à la recherche de l'appartement d'un condisciple. Un kilomètre parcouru en deux heures, des voisins furieux, des abdominaux qui souffrent de trop d'éclats. Des confessions fictives tapées sur le clavier d'une vieille machine à écrire, au contenu trop scandaleux pour être même évoqué. Une tentative de oui-ja curieusement réussie, qui paralyse les superstitieux du groupe. Un empilement de corps qui reste chaste dans un vaste lit mis à disposition. Questions indiscrètes. Chuchotements.

Et puis je rêve.

Je chevauche un cochon ventru, dans le sous-bois qui se trouve dans la cave de l'école. Mon professeur de réalisation, mi-homme, mi-rat, soulève le couvercle d'une casserole de riz. Un ange passe. Le diable allume un feu dans le jardin mais il fait déjà trop noir pour le raccord. Je réalise que j'ai oublié d'écrire mon analyse de la Trilogie new-yorkaise de Paul Auster. Reflet de mon manque de goût pour cet auteur, sans doute, mais je vais rater mon année. De dépit, je cours à la bibliothèque, m'enfonce dans les archives, et c'est là que je la croise.

Joséphine.

Un haut de forme sur le crâne, dans un manteau d'amiral aux boutons luisants, elle passe en revue les bandes dessinées entassées dans un bac. Elle m'en sort une, me la tend.

« En avant, tête de thon ! » ordonne Calvin à son tigre en peluche.

Je me réveille.

Avec la gueule de bois.


La troisième fois, automne 1999. L'herbe qui fait rire et la vodka se disputent mes tripes et mon esprit. Déraisonnable. Je songe aux personnes qu'il ne faudrait surtout pas que je croise, à celles qui m'entourent, que j'aime, qui me font rire, en lesquelles j'ai foi pour me sauver, quoi qu'il arrive. Nous arpentons le monde décalé de l'université depuis de longues années, ensemble, et nous nous connaissons bien.

Passons la nuit sous silence.

Le rêve se déroule dans les couloirs d'un hôpital désaffecté. Des rideaux de douche en plastique pendouillent dans un couloir de sanitaires. Des lits métalliques dépouillés encombrent de vastes salles, par centaines. Nous jouons à cache-cache, à moins qu'une sorcière invisible ne nous pourchasse. Quelqu'un chante et danse, une chanson de rap breton, sous une vieille couverture. Quand j'ouvre la porte des toilettes, une momie aztèque en papier mâché, assise sur la planche, me suggère de regarder dans un cratère de la lune. Une soirée endiablée fait pulser le plancher et les murs. Peut-être cela de passe-t-il hors du rêve, mais je me laisse guider.

Je trébuche dans un escalier vermoulu, surprise par la rampe humide de peinture. Mais Joséphine est là pour me rattraper, d'une main ferme sous mon coude. Son manteau vert pomme au col fourré est brodé de constellations au fil d'or. Nous nous sourions tandis qu'elle m'aide à atteindre le bas des marches.

— Sois prudente, me conseille-t-elle.

Je me réveille.

Parmi les miens qui rient de ma mine.

L'aube point.


Je rêve encore de Joséphine à plusieurs reprises. Les nuits d'ivresse, de maladie, pendant les insomnies, les trop longs trajets, les séminaires soporifiques, lors d'un mariage interminable, sous tente quand il fait trop froid.


Et maintenant qu'elle vient d'entrer dans ce café où je tente péniblement de rédiger un email à destination d'une maison d'édition (qui ne prendra même pas la peine d'ouvrir ma précieuse pièce jointe), je me dis que j'ai peut-être mieux à faire que de m'acharner dans des combats stériles. 

Alors je me lève.


***


J'ai atteint la moitiéééééé ! Champaaaaaagne !!! 🥳

Projet 66Where stories live. Discover now