Jour 30 : le blessé

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(19/10/2024)

Dès que la cloche retentit, je me glisse hors de mon lit.

Depuis qu'une nuit sans fin a recouvert la région, il est difficile de conserver sa notion du temps, et si nous essayons d'instaurer des rythmes dans l'hospice, ceux-ci ne sont pas forcément partagés par les habitants du dehors.

J'enfile mon tablier, attache mes cheveux à la va-vite, et gagne le hall à pas rapides. Devant moi, je distingue d'autres silhouettes, celle de Bettany, de Catheline, de Millicent, dont les chambres sont plus proches de l'entrée.

Lorsque j'arrive enfin à destination, les portes terminent de se refermer. Une dizaine d'hommes harassés se tiennent sur la terre battue, rescapés d'un enfer distant, à l'abri de nos murs. Il me faut quelques secondes pour distinguer les soignants des blessés qu'ils accompagnent, car tous arborent l'expression hantée des combattants du fort de brume.

Heureusement, Dorothée discute déjà avec le chef de la petite escouade, consulte les documents, donne ses premières directives. Quatre nouveaux pensionnaires. Nos chambres craquent, nos ressources s'amenuisent, nos espoirs luttent, chaque jour, contre le désespoir qui suinte de cette fausse nuit.

Bettany et Catheline se sont penchées sur un brancard et j'observe un instant leurs gestes tandis qu'elles évaluent l'état de leur patient. Je n'ai pas encore complètement émergé de mon rêve, où il était question de ruine, de flammes, d'un cheval, aussi, peut-être simplement Pomme, tel qu'il était il y a quinze ans, dans le pré derrière la maison.

— SOPHIA !

À son ton courroucé, je devine que ce n'est pas la première fois que Dorothée m'interpelle. Sévère derrière sa fine paire de lunettes, impeccablement attifée, je devine qu'elle ne dormait pas au moment de l'alerte.

Peut-être ne sombre-t-elle jamais.

— Celui-là est pour toi.

Elle me désigne un jeune homme dans un paletot gris, trop grand pour lui, les yeux légèrement écarquillés, qui parait indemne de corps. Si on me le confie, en revanche, c'est que son esprit a souffert.

Je m'approche du blessé, lui adresse un sourire, mais il regarde à travers moi comme si je n'existais pas. Un ambulancier en uniforme sale le tient par le bras et m'adresse une moue sceptique.

— Comment s'appelle-t-il ?

Son compagnon secoue la tête.

— Aucune idée. Il n'a rien dit d'intelligible depuis qu'on l'a ramassé. On l'a trouvé seul, aucune trace de son escouade. Les Chercheurs passeront dans la semaine pour essayer de lui rendre une identité, mais d'ici là... J'suppose que vous pouvez choisir.

La jeune trentaine, les cheveux humides du désinfectant dont on l'a aspergé avant de nous l'amener pour éviter les contaminations. Il lui faudra encore passer à la douche avant d'intégrer l'aile réservée aux esprits perdus. Menue cruauté, nécessaire.

Je tends la main et prends la sienne. Il ne cherche pas à me la reprendre, n'a pas de mouvement de recul, et sa poigne n'est pas complètement molle. L'ambulancier y voit le relais tant attendu et s'écarte pour rejoindre ses collègues.

— Bonjour, je suis Sophia, j'annonce à mon nouveau protégé.

Sa seule réaction est de cligner des yeux, ce que je prends pour un encouragement. Ce garçon sans nom n'est pas notre premier catatonique, certains mettent des semaines avant de retrouver leur voix, et pas toujours pour le meilleur. Bien sûr, je suis habituée aux cris et aux pleurs, ils font partie intégrante de mon quotidien. Je profite d'autant plus du silence.

Doucement, je tire sur sa main et il me suit, docile, de son pas somnambule. Tandis qu'il marche dans mon sillage, je renonce à l'affubler d'un patronyme mensonger : nous attendrons que les Chercheurs retrouvent son nom ou qu'il décide de me le livrer, peut-être.

— Tu es en sécurité, désormais.

Je le vois fermer les yeux, hocher imperceptiblement la tête. Tout n'est pas perdu. Quoi qu'il ait vu, vécu, au fort de brume, l'a affecté mais sans le détruire. Nous retrouverons la lumière ensemble.

Mais d'abord la douche.

Projet 66Où les histoires vivent. Découvrez maintenant