Jour 8 : la servante

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(28/12/23)

— T'es vraiment sûre que tu veux faire un truc pareil ?

Martha me regardait avec appréhension tandis que je présentais la fiole à la lumière diffuse du soleil naissant. Le liquide rose nacré qui dansait à l'intérieur se piquetait de paillettes rouge sombre, je le devinais sucré et doté d'un pouvoir infini.

— Ouais, pourquoi pas ? C'est toujours toi qui récoltes les garçons, alors p't'être que ça égaliserait les chances !

Comme chaque matin, nous nettoyions les couloirs et les salles du château, des combles aux caves, en petites équipes de deux ou trois servantes affairées. Le laboratoire de Maître Eustache était normalement le domaine réservé de la vieille Sybille, mais elle s'était tordu la cheville en descendant d'un escabeau la veille, et Martha et moi avions été envoyées pour dépoussiérer à sa place.

Avant ça, Sire Melchior nous avait sermonnées, copieusement, alors qu'on n'avait même pas encore franchi le seuil, comme si par défaut, une paire de gamines allait provoquer une catastrophe, casser un alambic ou je ne sais quoi, renverser de l'acide sur un parchemin précieux, ou libérer les chauves-souris. Ça m'avait énervée, parce que je sais reconnaître mes torts quand je fais une bêtise, mais me faire tirer les oreilles pour le principe, ça, il ne faut pas exagérer.

Bref, c'est cet imbécile de sénéchal qui m'avait mise dans des dispositions facétieuses, d'où la fiole et ma décision de m'en servir.

Sur l'étiquette ne figurait qu'un symbole : un cœur tracé à la plume.

Philtre d'amour, assurément, ou la promesse d'une aura de séduction irrésistible. Martha pouvait s'émouvoir, mais si j'avais eu son minois charmant, ses boucles blondes, ses taches de rousseur, sa poitrine ronde comme il faut, sa taille fine comme il faut, et son sourire à faire fondre une armure, sans doute aurais-je, comme elle, reposé la potion à sa place et poursuivi ma corvée.

Il suffisait d'en ôter le bouchon et de l'avaler d'une traite.

— C'est peut-être un poison pour arrêter le cœur, osa Martha, inquiète.

— Y'aurait une tête de mort. Ou le cœur serait brisé.

Mon pouce s'attarda sur le liège qui protégeait la mixture. Une seule gorgée d'élixir rose pour changer toute une destinée.

— Bois pas ça ici. Imagine que tu tombes amoureuse d'une chauve-souris !

— Ou pire, de toi !

Nous gloussâmes de concert à cette idée saugrenue, mais Martha marquait un point. S'il s'agissait d'un philtre d'amour, sans doute était-il mal avisé de ma part de le boire. Le glisser à quelqu'un d'autre, en revanche...

Je demeurais un instant perdue dans mes pensées.

Alphonse, le fils de l'intendant, qui se moquait de mes difficultés à lire ses pattes de mouche.

Firmin, le jeune meunier au torse appétissant.

Jules, le garde en faction devant la porte Nord, au sourire enjôleur, aux sous-entendus délicieux, mais toujours adressés à Martha.

Robin, aux poches pleines d'or.

Valère, le fils du roi, aux yeux duquel nous étions tous invisibles.

— Jeanne, tu rêves.

Je papillonnai des yeux, m'arrachant à ces trop nombreuses possibilités. Martha s'était remise au travail et me jeta un regard insistant. Il nous restait encore deux tables à nettoyer, plus les appuis de fenêtre et les étagères, et les déchets à emporter.

Je lui adressai un bref signe de tête et rangeai précautionneusement la fiole dans la poche de mon tablier, avant de récupérer mon chiffon abandonné. Ses lèvres se pincèrent sur une moue désapprobatrice, mais elle ne dit rien. J'avais confiance, elle ne me trahirait pas.

Tout en frottant la pierre de gestes énergiques, je songeai à la soupe, au porridge, à la bière, que j'allais empoisonner.

Une peu de magie dans la grisaille, enfin.

Projet 66Where stories live. Discover now