Jour 49 : Malédiction

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(07/02/2024)

Je n'ai jamais nié que je méritais une punition pour mes actes, des paroles, en réalité, celles d'un adolescent stupide en recherche d'appartenance, un crétin des ruelles, une graine de malotru. Bien sûr, ça n'excuse rien, la sagesse n'attend pas le nombre des années, j'aurais dû réaliser que chacun de mes traits d'esprits se fichait dans une chair bien vivante, et au-delà, dans un esprit souffrant.

Elle s'appelait Korri, diminutif du pesant Korridwen, un petit bout de femme plein d'énergie et de charme, une étincelle facétieuse dans nos taudis. Comme moi, elle était née dans la fange, comme moi elle cherchait à s'en extraire. J'empruntais des chemins tortueux qui me promettaient fortune plutôt que gloire, elle rêvait d'un ailleurs ensoleillé.

Nous n'avions rien en commun de très spécial, en vérité, car tous les gosses du quartier et des zones voisines partageaient ces espoirs, et la plupart d'entre nous échoueraient. La boue vous colle aux basques, elle vous leste et vous marque, elle étouffe vos élans.

Bon, je m'en suis sorti, je suis mal placé pour ces discours. Un bien pour un mal, aussi incroyable celui puisse-t-il paraître.

J'étais fâché, simplement, furieux de son indifférence. En réalité, elle m'appréciait plus qu'elle n'aurait dû, compte tenu de ma violence. Je suppose qu'elle comprenait cette colère, sans pour autant pouvoir y céder.

Je la voulais plus que je ne l'aimais.

Et puis je me suis mis à l'aimer.

À l'aimer d'un amour indomptable, infini, irrépressible, un amour épuisant, qui me saisit jour et nuit, me voile les sens, me coupe le souffle, un amour sans retour, aussi, puisqu'elle a quitté la ville depuis des années, embarqué sur un bateau pour l'autre bout du monde, sans me prévenir.

Cet amour est ma malédiction, une punition pour le mal que je lui ai fait. La prêtresse qui m'a ensorcelé l'a fait sans miséricorde pour le gamin de seize ans que j'étais. Sans doute n'en méritait-il aucune. Mais aujourd'hui, vingt ans plus tard, je suis las. Mon coeur, mon âme, se languissent d'autres horizons, d'une autre silhouette, alors même que je ne pense qu'à elle.

Jeanne, mon amie qui loue la Déesse de l'Amour, pense que seule Korri peut lever la malédiction qui pèse sur moi. La prêtresse qui me l'a lancée est morte durant l'hiver 1347, emportant le secret de son maléfice dans une tombe ornée de roses.

Parfois, j'y prie, dans l'espoir que cela suffise. Sans succès ; mon coeur reste épris. Je continue à peindre, écrire des poèmes, l'imaginer dans mes songes humides, au coeur de la nuit.

Korri.

M'en détacher m'apparaît comme un sacrilège. Je l'aime, je l'aimerai jusqu'à la fin, qu'elle ait disparu loin de moi – pour me fuir, en réalité – n'y change rien. Ma raison s'en mêle, bouscule mes sentiments, me promet des jours meilleurs, où son image se sera estompée et où je serai à nouveau libre.

Je lutte contre moi-même, prisonnier des rets d'une magie monstrueuse et belle, si belle, à la fois.

Brumes. Les yeux clos, j'erre à sa recherche, dans une bribe de souvenir. Un moment où elle m'a souri, un moment où elle a glissé sa main dans la mienne. Nous étions amis avant que je ne me retourne contre elle.

Le soleil me caresse, le vent souffle du large, le voilier glisse à quai.

Il y a trois mois, sur le conseil d'un de mes amis, j'ai écrit une lettre, la suppliant de revenir, implorant son pardon. S'il n'avait tenu qu'à moi, je l'aurais brûlée aussitôt, mais il s'est défié de mon ambivalence et l'a envoyée. On veille sur moi car j'en suis incapable, esclave de cette passion incontrôlable.

Il y a un mois, un court pli m'est revenu. Signé d'une Dame Adèle de Monfort.

Je suis au regret de vous annoncer que Korri est morte, disait-elle, il y a déjà deux ans. Je me suis permise de lire votre courrier et je suis sensible à votre tourment. J'étais l'aimée de Korri, j'ai partagé sa vie de longues années. Je dois avouer qu'elle ne m'a jamais parlé de vous, ni de sa jeunesse dans votre cité. Mais j'avais l'intention de me rendre chez elle, pour rencontrer sa famille, leur rendre certains objets et j'aimerais vous rencontrer à cette occasion. Je serai sur la Caravelle Vent d'Ouest, qui atteint Beleryn au 8ème jour de Sarven. Peut-être pourrions-nous nous retrouver à cette occasion ?

Je suis resté paralysé, la main serrée sur le parchemin, stupéfait, éperdu, partagé entre le désespoir et la terreur. Korri, ma Korri, est morte. Inaccessible. Mon amour, pourtant, n'a pas vacillé. La malédiction est demeurée puissante, me condamnant à une solitude éternelle. J'ai pleuré, plusieurs jours, j'en ai perdu le compte, jusqu'à en inquiéter tous mes proches, amis, collègues. Le Temple est resté fermé, puis mes acolytes en ont appelé à mon sens du devoir. Je me suis repris. J'ai pleuré encore. J'ai tenu le cap.

Et aujourd'hui, j'attends. Le Vent d'Ouest a largué les amarres, je surveille le pont, guette la passerelle. Une part de moi brûle d'impatience, de rencontrer la femme qu'a aimé Korri. L'autre tremble d'angoisse. Je dois croire que cette étrangère porte en elle mon salut, une piste, un pardon. Nous avons aimé la même personne, même si j'y suis contraint et elle l'a choisi.

Les premiers passagers descendent, après trois semaines de traversée. Je m'avance. Je scrute les visages. Je prie.

Puis je la vois, je la reconnais tout de suite, même si je ne l'ai jamais vue. Elle marche seule, mais accompagnée de lumière.

Un instant, j'ai foi.

Projet 66Where stories live. Discover now