Jour 9 : un dragon

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(29/12/23)

Au bout de cent-seize ans de guerre meurtrière, les Dragons décidèrent d'en finir une bonne fois pour toutes avec le Peuple de la Forêt. Le Conflit Feu-Feuille, comme on l'appelait déjà après plus d'un siècle d'hostilités, avait pris naissance dans une querelle territoriale imprécise et d'escarmouches en vexations, d'insultes en massacres, s'était mué en une haine inextinguible. 

D'où les mesures extrêmes qui finirent par être prises.

Un petit matin de printemps, alors qu'une vie neuve s'éveillait sous les frondaisons, une armada de dix mille dragons déferla des cieux et brûla les bois, de l'orée moussue au Vieux Chêne, calcinant chaque pousse, chaque tronc, bouleaux, hêtres et charmes, tous les champignons, les buissons, l'herbe tendre et les souches, les fougères, les nids, les bourgeons, les fleurs timides, la toile délicate des araignées, les lapereaux nouveaux nés, et mille créatures hostiles qui l'avaient bien mérité.

Comme ce genre de destruction créé le désir de vengeance chez les survivants, les Dragons convinrent de s'assurer qu'il n'y en aurait point, et pendant neuf années, chaque jour, en rotation selon les races, des escadrilles de reptiles se succédèrent sur le site noirci de la Grande Forêt, pour le griller de leurs flammes. Les cendres succédèrent aux braises, et la poussière aux cendres. Il ne resta bientôt plus qu'un immense désert d'ombre à l'endroit où s'étaient dressés des êtres sages et anciens, les seuls, peut-être, à pouvoir rivaliser avec les seigneurs draconiques qui s'érigeaient désormais en maîtres absolus de ce monde.

Neuf années durant, le ciel se para de leurs silhouettes immenses, de leur souffle de mort.

Neuf années durant, le sol autrefois fécond s'embrasa de leur fureur.

Ainsi aurait pu se terminer l'histoire du Peuple de la Forêt. Annihilé non par plus fort, mais par plus veule.

La vie, cependant, trouve son chemin, toujours.

Les Dragons craignaient les fées, les sylphes, l'homme vert et les lutins, la dryade curieuse, le févert, la vendoise, les elfes nombreux, le pixie, le drak et les trolls, mais leur échec naquit dans le cœur de l'un de leurs, un jeune mâle du nom de Maelreidunth, dit le Traître, dit le Destructeur.

À l'époque, cependant, on l'appelait Mael le Bâtard, fils d'un noble dracosire rouge sang et d'une éclaireuse aux écailles charbon de basse naissance. Ni les Rouges, ni les Noirs n'appréciaient les sangs mêlés, qu'on disait indociles et stupides, mais un mélange entre ces deux lignées féroces attisait la curiosité de certains, si pas la convoitise. Mael avait ainsi été recueilli et élevé par son oncle maternel, un guerrier réputé, qui s'était illustré lors de la Bataille des Saules, une victoire draconique éclatante le long de la Rivière Exsangue.

Mael avait été trop jeune, à l'époque, pour participer aux hostilités entre Dragons et Sylvestres, mais son oncle l'avait estimé capable de se joindre aux rondes purificatrices et dès la troisième année, il avait été admis dans les escadrons qui carbonisaient les vestiges de la Forêt.

Après trois ans, il n'en restait déjà plus rien, même le plus gigantesque des chênes avait depuis longtemps été réduit en poudre. L'imagination n'étant guère prisée parmi les Dragons Noirs, Mael ne se représentait pas les lieux avant le carnage et exécutait son travail avec diligence, soucieux de ne pas décevoir son parent généreux. Peu populaire, volontiers moqué, il savait que ses perspectives étaient réduites et qu'il devait filer droit pour éviter le pire, les basses besognes dévolues aux Dragons Gris et aux Désailés.

C'est à la faveur d'une de ces expéditions routinières, un après-midi d'automne où la pluie tombait à verses et que le site noirâtre s'étalait en un immense lac de boue, que Mael découvrit la graine. Il n'était pas rare que l'escouade se sépare selon un plan précis, chacun brûlant sa propre zone, en passages réguliers, et Mael cheminait seul, aspirant l'air par ses narines, avant de le recracher en flammes, qui balayaient le sol humide et faisaient bouillonner les flaques. 

La tache verte qui attira son regard était minuscule, à peine plus grosse qu'un grain de sable, à la hauteur où il volait, mais les Dragons ont une vue formidable. Par quelque miracle, son souffle incandescent se bloqua dans sa gorge et y mourut. L'imposant dragon se posa dans ce qui avait été autrefois un humus gorgé d'énergie vitale, et n'était plus qu'une terre morte, et recueillit la pousse dans le creux de sa paume griffue. Rien qu'un gland, dont s'échappait un tortillon de verdure. Une émotion naquit dans son cœur de reptile, une émotion étrange, douloureuse et magnifique à la fois.

Sans y réfléchir, il glissa le gland germé, précautionneusement, sous une écaille de son épaule, à la jonction entre ses ailes sombres et sa patte écarlate.

Par ce petit geste, Mael le Bâtard venait de sceller le destin de son peuple, celui des Sylvestres, et de toutes les espèces de notre terre. Car ce n'était pas un simple gland, qu'il venait de recueillir, mais bien le fruit subsistant du Vieux Chêne, une fille, Eltelys.

Ainsi débute leur histoire...

Projet 66Where stories live. Discover now