Jour 58 : Le sarcophage

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(16/02/24)

— Étienne, c'est le moment d'abandonner ta bécane et de ramener tes fesses !

Dans l'embrasure de la porte, Yasmina s'agite.

— Quoi ? Qu'est-ce qui se passe ?

Le thésard rechigne à laisser l'ordinateur. Il termine des analyses de spectroscopie des vestiges qu'ils n'ont cessé de révéler ces derniers jours. Le chantier du métro en a pris un coup certain, peut-être un coup mortel, mais Étienne, Yasmina, et tous leurs collègues, qu'ils soient encore étudiants, thésards, chercheurs, déjà profs, ou même émérites, ne s'en soucient pas le moins du monde.

La découverte du site tient du miracle : personne n'imaginait qu'un complexe aussi ancien puisse reposer sous la ville. Étienne pensait devoir partir pour le Mexique ou la Thaïlande pour terminer ses travaux et voilà qu'une mine d'or gisait sous ses pieds, depuis le début !

— Ils vont ouvrir le sarcophage.

— Merde !

Adieu machine et résultats, le jeune homme attrape ses lunettes, passe son tablier et rejoint son amie dans le couloir. Ils y rejoignent le flux des curieux qui descendent vers la salle d'examen.

En réalité, ils n'y pénètrent pas, ils gagnent la rotonde vitrée qui en fait le tour, comme la plupart des spectateurs. Les deux thésards rejoignent le groupe de leur laboratoire, des salutations s'échangent à mi-voix. En contrebas, sur la grande table, se trouve l'artefact incroyable qu'ils ont exhumé dans les ruines, une grande boîte ovoïde qu'on a surnommée "sarcophage", ornée d'inscriptions que personne encore n'a réussi à identifier, et encore moins à décrypter. Certains y voient de l'hébreu, d'autres du sanskrit, s'y mêlent quelques dessins qui font penser aux hiéroglyphes des cartouches égyptiennes. L'hypothèse en vogue chez les linguistes et cryptographes qui se sont penchés sur les symboles, et que le texte – si c'en est seulement un – est rédigé en plusieurs idiomes, comme la Pierre de Rosette. Sauf que cette fois, aucune des langues utilisées ne fait sens pour l'auditoire érudit qui l'examine.

Étienne n'est bien sûr pas assez expérimenté pour approcher de l'objet. On lui a confié quelques tessons, quelques os, ramassés aux alentours. Mais comme tout le monde, il est fasciné, et être présent, au moment de l'ouverture, s'apparente à un événement historique qu'aucun d'eux ne pourra jamais oublier.

Tandis que les Professeurs Vangucht et Desmoulins se placent de part et d'autre du sarcophage, leurs assistants revêtent les combinaisons qui leur permettront de manipuler le couvercle sans le contaminer. On sait l'artefact creux, bien qu'il n'ait rien révélé aux rayons X. Peut-être est-il vide, simplement. Une déception totale. Étienne ne veut pas le croire. Les paris ont fleuri, à la cafétéria, dans les bureaux, les toilettes, même. On devine un cadavre, un squelette, une momie.

Étienne retient son souffle, le moment est arrivé. Les éminents scientifiques, archéologues, historiens, physiciens, et collègues, jouent des coudes comme des enfants pour obtenir la meilleure vue à l'instant fatidique. Vera et Jean-Marc, qu'Étienne connait bien, dégagent la fente qui indique l'ouverture, puis usent d'un pied de biche respectable pour lever le mystère.

Ils s'écartent. Le sarcophage n'est pas vide. Il s'y trouve quelque chose d'emmailloté dans ce qui ressemble à du cuir. Ou de la corde. Comme un cocon serré, un paquet, un sac mortuaire, un linceul couleur terre autour d'une silhouette aux contours imprécis.

Une momie ici ? De ce genre ? Même si Étienne est davantage porté sur les analyses chimiques, il mesure l'ampleur de la découverte aux exclamations de stupeur autour de lui.

Peut-être est-ce un faux, songe-t-il.

Il n'ose rien dire, il n'y connait rien et ne veut pas paraître ridicule.

Déjà certains s'écartent et les conversations bourgeonnent ici et là. Le gisant sera étudié en l'état avant que l'on envisage, en fonction de ce que révèlent les analyses, de l'ouvrir. Peut-être Étienne sera-t-il associé à certains des examens, mais il en doute. Ses tessons l'attendent, le résultat de son travail de la matinée.

Pourtant, quelque chose l'empêche de partir. Son regard reste rivé à cette boîte, à son contenu qui a traversé les siècles. Il ne sait pas exactement quoi, juste une vague certitude qu'il doit imprimer cette image dans son cerveau, durablement, pour pouvoir le raconter plus tard à ses petits-enfants.

D'autres partagent sa fascination, c'est pourquoi il n'est pas le seul à crier de surprise lorsque la surface brune et tannée se déchire soudain, et que son occupant en émerge.

La peau noisette, des cheveux longs et sales sur les épaules, il observe l'assemblée avec la même stupeur que les savants qui lui font face. La panique saisit les chercheurs qui détalent, quittent la salle et abandonnent la créature sur la table, tandis qu'on se presse à nouveau contre les vitres.

L'être ressuscité a peur, Étienne le comprend tout de suite. Impossible de dire s'il est homme ou femme, mais il paraît presque humain. Presque. Alors qu'il se dégage peu à peu de son enveloppe, les gestes maladroits, il révèle les deux ailes aux plumes blanches qui sortent de ses épaules. Elles paraissent atrophiées, inutiles, il s'empêtre dans le sac qui le dissimulait, et Étienne se mord la lèvre sur un gémissement quand le sarcophage se renverse. Jeté au sol, encore faible, la créature tente pathétiquement de se relever. Elle parle mais on ne l'entend pas de l'autre côté des vitres protectrices. Elle les voit, ses yeux s'agrandissent de frayeur, elle recule et rampe, son corps nu tremble de froid.

Étienne se sent envahi d'une infinie tristesse, mille fois plus grande que ne l'a été sa curiosité, quelques minutes plus tôt. Il en veut à ses collègues qui semblent n'avoir aucune compassion, seulement de l'enthousiasme.

La créature croise son regard. Étienne se noie dans ses prunelles noires, son coeur s'emballe, son souffle se bloque, il perçoit quelque chose au-delà de lui-même, un appel à l'aide, et la conviction qu'il peut faire quelque chose. Qu'il le doit. Cet échange silencieux, le temps d'un soupir, semble rasséréner la créature, qui s'apaise, se love dans ses ailes meurtries, et ferme les yeux.

Elle ne se défend pas lorsqu'un service de sécurité surgi de nulle part déboule dans la salle pour la capturer et l'enfermer dans un caisson grillagé. Étienne les regarde faire, ces brutes, sans broncher, sans bouger. S'il veut secourir l'ange prisonnier, il doit trouver rapidement un moyen de l'accompagner, où qu'on l'emmène. Et pour ça, il connait justement la bonne personne : Yasmina, et ses mille précieux contacts. 

Sans hésitation, il se met en quête.

Projet 66Where stories live. Discover now