Jour 32 : l'esclave

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(21/01/2024)


— Un d'ici, papa ! Un d'ici !

Les rues d'Arausio bruissent d'activité, comme chaque fois que le grand marché s'organise sur le forum. Des marchands sont venus de tout l'Empire pour y proposer leurs produits, du plus simple au plus exotique, et la ville provinciale se métamorphose soudain en bourg agité.

Presque comme à Rome, songe Lucius qui, à dix-neuf ans, trouve le temps long.

À côté des tapis, des oiseaux colorés, des poteries, des épées effilées, des épices rares et des bijoux dorés, on expose des esclaves de tous types. Même s'il est toujours possible de se fournir en dehors des périodes de marché, en fonction des arrivages chez les négociants ordinaires, c'est l'occasion pour bien des familles modestes et plus aisées de renflouer leur main d'oeuvre servile de quelques spécimens choisis.

La maison Mecenia n'en a guère besoin, mais Marcus Tiberius dorlote sa cadette, Lucilla, et ne lui résiste jamais. Pour fêter l'ouverture du marché, il lui a promis un cadeau de son choix, et parmi toutes les merveilles étalées sous leurs yeux, elle a choisi un esclave.


— Nous en avons déjà bien assez, a protesté Lucius. Chacun d'entre eux coûte cher en grain, en étoffe !

La moue boudeuse de sa soeur, treize ans, gâtée et colérique, lui a indiqué qu'il aurait mieux fait de se taire.

— Nous en revendrons une paire, a tranché Marcus, une main apaisante sur l'épaule de la gamine.

Celle-ci lui a renvoyé un sourire radieux, de ceux qui le rendent immensément heureux depuis le décès de son épouse, Nepia, trois ans plus tôt.

Lucius ne peut pas lutter, il n'est ni femme, ni conçu sur le même moule. Ses traits hérités de son géniteur en font plutôt un rival mal venu. Alors il s'est tu.


À présent, résigné, il accompagne son père et sa soeur parmi les échoppes, les yeux attirés par bien des trésors qui ne franchiront par leurs portes. Il n'a pas les moyens et pas l'appui, il ne peut que suivre.

Lucilla a désigné une tente rouge et noire, adossée aux thermes. Le vexillum qui jouxte l'entrée annonce qu'on y vend des Gaulois. Un sanglier et un coq y sont peints grossièrement.

— Ce sont des barbares, marmonne Lucius, mais personne ne l'écoute.

— Ils ont des cheveux d'or ! explique Lucilla à leur père.

Neleos arrête le chariot sans qu'on le lui ait ordonné, déjà l'adolescente a sauté à terre. Lucius hésite un instant à demeurer en arrière, bavarder un moment de son île lointaine avec leur cocher asservi, mais un regard de Marcus suffit à le faire descendre. Dans le sillage enthousiaste de Lucilla, il repousse le pan de toile et pénètre dans l'atmosphère suffocante de la tente.

L'odeur et la chaleur sont épouvantables, mais Lucilla y semble imperméable. Elle bondit entre les poteaux, les corps offerts et les acheteurs sans y prêter attention. Marcus la suit tant bien que mal. Lucius ne fait pas d'effort : les lieux, leur agencement, la petite foule rassemblée, justifieront son retard en cas de remarque. Au pire, il subira les verges, mais si Lucilla est satisfaite, Marcus n'y songera plus au retour à la villa.

— Ils le font exprès, lui glisse une voix, près de son épaule.

Un homme d'âge moyen, taillé comme un ours, et vêtu d'un tablier de cuir, lui adresse un sourire malin.

— Pour l'odeur. Ils le font exprès. Ils pissent et ils chient comme des bêtes, pour décourager l'acheteur et mettre le patron en rage.

Lucius grimace devant tant de vulgarité.

Projet 66Where stories live. Discover now