Jour 28 : Ne t'écarte pas du droit chemin

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Je me souviens du jour où nous nous sommes rencontrés comme si c'était hier, alors même que je ne me souviens plus clairement d'hier, c'est curieux. Peut-être est-ce le signe de quelque chose, de l'âge, d'un déclin innommable, de la malédiction qui peu à peu progresse, après que j'ai jusqu'à oublié son existence.

Chaque enfant, ici, naît au son d'une maxime. Prononcée par les angelots de pierre, au moment de la délivrance, elle accompagne ensuite le nourrisson, le bambin, l'adolescent rebelle tout au long de ses journées, gravée dans le montant du lit, brodée sur les mouchoirs, inscrite en lettres déliées en première page des cahiers. Parfois la maxime est floue ou juste poétique, parfois c'est une injonction dure comme fer. Certains n'en obtiennent pas, et on les appelle les Libres, d'autres disposent de longs modes d'emploi pour mener leur vie, qu'ils suivent scrupuleusement.

Car dévier de cette sainte parole engendre la déchéance du corps et de l'esprit. Nos asiles résonnent des cris et des suppliques, nos hospices des derniers soupirs, de ceux qui n'ont pas su s'en tenir au destin que leur avaient imposé les Dieux.

Au moment de ma naissance, seul l'angelot de droite a ouvert la bouche, tandis que celui de gauche a plissé les lèvres sur une moue confuse. Je ne m'en souviens pas, bien sûr, je n'y étais pas, mais c'est ce que m'a raconté ma tante, qui a assisté à la prédiction avec mon père et une poignée d'autres proches.

Ne t'écarte pas du droit chemin, a dit l'augure de sa voix de roche.

Limpide et direct, un ordre venu d'en-haut. Rien de très complexe, non plus, car n'aspirons-nous pas tous à une vie respectable, en ligne avec ce qui est bien ?

Pour mes parents, c'était là pain béni. Dès que je fus en âge de comprendre le poids de cette prophétie personnelle, je me comportai d'exemplaire façon. Aussi atteignis-je l'âge adulte en pleine possession de mes facultés, tant physiques qu'intellectuelles, et trouvai-je aisément un mari à ma mesure, bon, riche, intelligent, charmeur. Sa maxime « L'avenir appartient à ceux qui se lèvent avant les autres » le rendait peu susceptible de s'attarder au lit, mais avec l'âge, il avait cessé de vouloir posséder le futur et se contentait joyeusement du présent. Militaire de carrière, capitaine, lieutenant puis sous-général, il était cependant souvent absent.

Justement, ce soir-là, au creux d'un sombre hiver, alors que le domaine s'enlisait sous une neige abondante, nous étions sans sa protection depuis près d'un mois. Je me trouvai au petit salon, avec les quatre enfants, d'Isobel, l'aînée, âgée déjà de 17 ans, à Robert, le cadet, qui venait d'avoir cinq ans, en train de coudre tandis que chacun d'entre eux s'occupait sagement. Une flambée chaleureuse repoussait le grand froid, nous avions soupé, déjà, et la gouvernante viendrait bientôt chercher les deux plus jeunes pour les mettre au lit.

Soudain, la cloche sonna.

Nous nous figeâmes de concert. Qu'un visiteur puisse se présenter aussi tard, par une nuit aussi tempétueuse, ne pouvait qu'être un mauvais présage. Je croisai le regard de Marin, le serviteur qui veillait sur notre confort ce soir-là, et lui confiai les enfants, avant de gagner le couloir. Une volée d'escaliers plus bas, le majordome et le valet de pied s'apprêtaient à ouvrir la porte. Je vis, serré entre les poings du second, une trique dont il n'hésiterait pas à se servir si l'inconnu s'avérait menaçant. Le froid piquant du hall m'incita à resserrer mon châle mais je n'en descendis pas moins à leur rencontre, déterminée à jouer mon rôle d'hôtesse malgré tout.

— Dame, s'étonna le majordome à mi-voix. Vous devriez rester en haut, nous pouvons gérer la situation.

Tant Maître Aubin que Stéphane, son acolyte, me dépassaient d'une tête.

— Nous ne savons pas de qui il s'agit, Aubin, le tançai-je, tâchant de garder ma peur cachée.

Stéphane esquissa un signe pour contrer le mauvais sort.

Notre invité sonna alors une seconde fois et le valet ouvrit.

Sur le perron, trempé de neige, se trouvait un homme chargé de deux gros sacs. Son manteau luisait de flocons, son chapeau était trempé et il nous adressa un sourire soulagé dans la lueur de nos lanternes.

— Mes excuses, j'arrive si tard, déclara-t-il. Je vous remercie de m'avoir ouvert.

Nous restâmes immobiles, incertains. Qui pouvait-il bien être ? Vêtu avec une élégance modeste, de noir, il ne semblait ni religieux, ni soldat, mais j'étais certaine de ne l'avoir jamais vu. Il fit un pas en avant, puis s'immobilisa face à notre silence.

— Puis-je entrer ? demanda-t-il, penaud.

— Excusez-moi, messire, dis-je alors, mais puis-je vous demander qui vous êtes ?

Il écarquilla des yeux surpris et s'empourpra.

— Oh mille pardons, Dame ! Je suis tellement fatigué que je m'oublie ! Je suis Damian Hersham. Le professeur de musique. Je suis bien au Manoir Dessaules, n'est-ce pas ? J'ai pu me perdre dans le noir.

J'en restai muette. Nous attendions effectivement l'arrivée de cette recrue indispensable à la bonne instruction de nos enfants, mais avec la tempête de neige, personne n'avait songé qu'il put arriver jusqu'à nous.

— Non, vous êtes bien au bon endroit, entrez donc !

Il me remercia d'un geste de tête et se glissa dans le hall. Aubin l'observait de ses yeux sévères tandis que Stéphane rangeait discrètement sa trique. Je me tournai vers eux.

— Demandez à Anna d'allumer la flambée dans la chambre rose. Et faites porter du thé au petit salon. Maître Hersham a besoin de se réchauffer.

— Bien, madame, répondit Aubin avec flegme.

— Vous pouvez laisser vos sacs ici, ajoutai-je à l'intention du nouveau venu. Stéphane va les porter dans votre chambre.

— Ne vous embêtez pas pour moi... Je ne veux pas... balbutia-t-il.

— Nous ne vous attendions pas, lui expliquai-je alors que le valet le délestait de son fardeau. Avec ce temps... nous n'avions pas imaginé que vous atteindriez le domaine.

Je le précédai dans l'escalier. Il me suivit, gêné de sa mise, mais je n'y prêtai guère attention. Le professeur de musique, enfin ! Isobel et Arthus l'espéraient depuis si longtemps ! Le clavecin et la viole allaient pouvoir quitter leurs étuis, et nos soirées si mornes s'égayer de récitals fabuleux.

— J'ai croisé un marchand, un messire Deplume, je pense, qui semblait décidé à passer non loin. Je me suis dit, tentons ma chance, sinon je pourrais me retrouver coincé à l'auberge pour les trois prochains jours ! Il a eu la bonté de me convoyer jusqu'à la grande allée. Sous la neige, les arbres qui la bordent sont saisissants de beauté.

Un bon morceau de chemin à parcourir dans la tourmente. Ses pieds devaient être gelés.

— Vous pourrez en apprécier tous les atours dès demain matin, offris-je, en poussant la porte du salon.

Aussitôt les enfants bondirent, et les détails de leurs premiers échanges se sont estompés dans ma mémoire. Damian s'était découvert et il les salua avec chaleur, et une aisance qui trahissait sa grande habitude de la jeunesse. Trentenaire, blond, il présentait bien, mais ce sont ses mains fines qui retinrent alors mon attention. Ses mains fines, d'artiste, et le regard enamouré de mon Isobel, fascinée par la mise élégante de notre invité.

Je me souviens de mon émoi, alors, mélange de joie d'avoir trouvé le professeur de musique, et d'inquiétude quant aux sentiments enflammés de mon adolescente. Ou du moins, c'est ainsi que je l'interprétai alors. À aucun moment je ne songeai à moi-même, à mon propre trouble, et ne devinai-je le bouleversement que ce jeune homme, Damian, apporterait dans ma vie.

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