Jour 26 : Roommates

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Au dehors, le tonnerre grondait, ébranlant les murs du fortin, le sol sous mes pieds nus, ma gorge et mon ventre. Plongé dans un livre emprunté à Calla, j'essayais d'en faire abstraction, de n'y voir qu'un phénomène naturel ordinaire, parfois destructeur, souvent spectaculaire, rien d'autre qu'un mélange de forces célestes qui se heurtaient selon des règles incompréhensibles mais banales, pas de quoi fouetter un chat. Même si cet orage devait être néfaste, porteur d'un nouvel essaim de sauterelles, d'une pluie acide ou d'un vent pourrissant, je n'y pouvais pas grand-chose. Les sceaux placés par nos Arcanistes, aux quatre coins du fortin, nous protégeraient du pire, et pour le reste, nous ne pouvions qu'attendre.

Calla et Ferran travaillaient à un sortilège qui pourrait nous couvrir à l'extérieur, même en cas de tempête maudite, mais ils étaient loin d'être satisfaits du résultat, et nous n'étions plus assez nombreux pour prendre le risque de nous exposer. Nous ne pouvions que constater les dégâts une fois l'accalmie revenue, soigner les blessés, brûler les zones contaminées et les morts.

La population nous prenait à partie, bien sûr, nous accusait de ne servir à rien, nous qui étions censés être l'élite de la nation, et je ne pouvais guère les blâmer. Je n'étais pas le seul à me sentir inutile et frustré depuis que cette magie noire avait envahi la région. Remonter à sa source demandait la création de relais sûrs et, pour l'heure, nous n'avions pas les moyens de les ériger. Plus les moyens.

J'essayai de revenir à mon livre, de chasser les pensées noires qui me menaçaient, réminiscences de ces derniers mois meurtriers, de nos pertes, de nos bûchers. La spirale infernale me menaçait et j'étais en train de me résigner à quitter ma chambre pour gagner la salle commune, lorsqu'on frappa deux coups secs à la porte.

— Gryn ?

— Ouais !

Sonia, notre intendante, s'encadra dans l'embrasure.

— Tu as un moment ?

— Bien sûr.

Je posai le livre sur le couvre-lit tandis qu'elle entrait, suivie par un jeune homme que je n'avais jamais vu. Ses vêtements miteux trahissaient qu'il s'agissait d'un réfugié, sans doute le fils d'un fermier ou d'un artisan de la campagne voisine, que les catastrophes avaient jeté sur la route. Mince, pâle, il lorgnait ses bottes, bras repliés sur une pile de vêtements. Je reconnus d'emblée leur couleur : c'était un uniforme.

— Gryn, je te présente Ciaran. Ciaran vient de s'enrôler.

Il releva vivement les yeux, qu'il avait d'un bleu très pâle, avant de retourner à sa contemplation du sol. Sonia jeta un regard autour de nous, sur la commode, la penderie, le lit vide où avait dormi Landen pendant trois ans, jusqu'à ce matin fatidique, deux mois plus tôt, quand il s'était retrouvé sous une averse empoisonnée qui l'avait tué en moins d'une heure.

Je compris pourquoi Sonia me présentait Ciaran avant qu'elle ne reprenne la parole. Sans doute était-ce ce qu'elle espérait. Que je cède sans broncher. Et il fallait que je le fasse. Que j'ouvre ma porte, mon espace, à ce gamin étranger. Que je l'accueille. C'était insupportable, au-delà de mes forces, j'avais envie de leur balancer mon bouquin au visage, de leur hurler que jamais, non, jamais, je ne remplacerais Landen par un pouilleux de la broussaille, un gosse qui s'engage sans savoir pourquoi, parce qu'il a faim, froid ou peur, un merdeux qui n'arrivera jamais à la cheville de mon ami perdu, que c'était une honte, une insulte à sa mémoire, d'imaginer que ce lit, ce refuge, puisse changer de propriétaire après seulement deux mois !

Seulement deux mois.

Déjà deux mois.

— Il va partager ta chambre. Nous n'avons plus d'autre place.

Ciaran m'observait entre ses cils humides, jaugeant ma réaction. Sans doute percevait-il mon hostilité, comme un dragon rugissant, invisible. Sonia elle-même me dévisageait avec gêne. Personne n'ignorait le lien qui avait existé entre Landen et moi. Nous étions indissociables, des frères d'armes, des compagnons au sens noble. Depuis sa mort, je n'étais plus tout à fait moi-même.

— Bien sûr. Bienvenue, dis-je en me levant.

Le sourire de Sonia me renseigna sur la qualité de mon imposture. Le gamin se faufila devant moi, me murmura un merci étouffé avant de déposer son fardeau sur le lit. Je lui donnais dix-huit ans mais il était peut-être plus âgé, car le sang elfe qui courait dans les veines des gens de cette contrée brouillait parfois les perceptions. L'intendante nous observa, l'un et l'autre, manifestement hésitante. Je savais qu'elle avait mille autres tâches à affronter.

— Je vous laisse, osa-t-elle finalement, après que je lui ai adressé un signe de tête.

Elle referma la porte et nous laissa seuls. L'intrus n'osait pas ouvrir la bouche, et je lui désignai la commode.

— Les deux tiroirs du bas sont vides, me forçai-je à dire. Et tu peux te faire une place dans l'armoire. Je n'ai de toute façon pas grand-chose.

— Moi non plus, murmura-t-il.

— Je peux te prêter une chemise. Pour la nuit, je veux dire.

Il me jeta un regard inquiet, puis acquiesça vivement. Je me rassis lourdement, repris mon livre, tandis qu'il farfouillait comme une souris timide, veillant à faire le moins de bruit possible. J'étais imposant, je le savais, mais l'idée qu'il puisse avoir peur de moi m'emplit un instant d'effroi.

— Si ça te dit, quand tu as terminé, on pourrait descendre boire un verre à la salle commune, proposai-je alors. Tu as déjà rencontré les autres ?

— Non. Je viens juste d'arriver...

Il esquissa un haussement d'épaules embarrassé.

— Parfait. Quand tu es prêt.

Un sourire lumineux anima un instant ses lèvres, chargé d'une reconnaissance que je ne méritais certainement pas, et qui me fit m'interroger sur ce qui l'avait mené ici, ce jeune inconnu, si sensible à la moindre offrande. Son expression se rembrunit rapidement et c'est comme si on avait soudain mouché la lumière. Je me promis, à cet instant, de m'efforcer de ramener la joie sur ce visage, pour chasser nos ténèbres. Nous en avions tous deux manifestement bien besoin.

Projet 66Where stories live. Discover now