Jour 52 : Émile

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(10/02/24)

Émile est né au cours d'une discussion virtuelle avec une copine, un soir de désespoir et de joie, comme on en connait mille quand la vie n'emprunte pas les chemins prévus.

Émile dosait le café comme un dieu, trouvait les bons mots pour vous encourager, massait les épaules endolories, corrigeait les typos sans en manquer aucune, répondait au courrier, concoctait des publis Instagram à séduire un moine.

Émile, l'assistant idéal, gentil, serviable, discret, d'une efficacité à tout épreuve, l'homme de la situation, toujours disponible, jamais grincheux, qui garde sa place et l'occupe avec brio.

Sacré Émile.

Bien installé dans son rôle imaginaire, il s'imposa ainsi dans nos conversations quotidiennes, personnage burlesque de nos tracas futiles. Toujours, il gérait : les trains en retard, les taches de sauce tomate, la déclaration d'impôts, les problèmes d'imprimante, les yaourts périmés, les caprices du wifi, les emails déprimants, les grèves, les embouteillages, les virus passagers.

Tout le spam de l'existence.

Le chagrin.

Émile, la perfection de l'invisible.

Jusqu'au jour où mon doigt a fourché et Emilie s'est retrouvé parachuté en mauvaise compagnie.


QUEUWA ?! C'EST QUI CET EMILE, OMG !

😱❤️🥳

Tu comptais nous cacher ça ? Tu plaisantes ?

On le rencontre quand, Émile ?

C'est mignon, c'est comme Zola.

Envoie une photo !

Le moment fatidique de la révélation : en fait, c'est un gars qui n'existe pas, que j'ai inventé avec une copine. Pour rire.

J'en ai pas de bonnes. Une autre fois. Il aime pas les photos.

Ce qu'on fait, quand même, pour impressionner un parterre d'anciennes camarades de fac à l'affût du ragot. Je me sentais ridicule et, dans le même temps, j'avais l'étrange sensation qu'Émile méritait cette reconnaissance, vu tout ce qu'il faisait pour moi.

Une bonne blague, rien d'autre.

Jusqu'à l'appel du lendemain.

— Ma chérie, c'est maman. J'ai croisé Justine chez le boulanger ce matin. Elle m'a parlé d'un Émile ?

Ah.

— C'est rien de sérieux, maman, juste un copain du boulot. Justine a mal compris...

Insérer ici le laïus sur la thématique « à ton âge, il serait quand même pas mal de commencer à réfléchir un peu au futur, ma grande/vieille/demoiselle périmée ». Je vous l'épargne.

Premier resto entre colocataires d'une autre vie, Émile était en déplacement à l'étranger.

Anniversaire deux mois plus tard, Émile souffrait d'une terrible grippe.

Il signa une carte de félicitations pour une naissance, esquiva un mariage.

Toujours trop timide pour une photo, le pauvre. J'hésitais à en choisir une au hasard de mes errances en ligne mais j'avais trop peur de me griller. De toute façon, personne ne ressemblait jamais complètement à Émile.

Bien sûr, le groupe de joyeuses commères commença à m'accuser de l'avoir inventé. J'avais tenu six mois, j'avais honte, j'étais fière, le cocktail classique du coup fourré.

Encore à la fac, ce genre de subterfuge avait été ma marque de fabrique, j'étais l'impératrice incontestée du premier avril, accro à la farce bien ficelée, mais quinze ans plus tard, je savais ce qu'elles en penseraient : pauvre pauvre Claire, si pathétique, toute seule avec son chat, qui s'invente un amoureux factice, pour combler le vide de son appartement miteux.

Il fallait rompre, voilà tout. Émile devait partir vivre à l'étranger, rejoindre sa mère malade, malgré tout notre amour, il ne pouvait pas rester.


Va avec lui ! Qu'est-ce que t'as, ici, de toute façon ?

Un appartement miteux, un chat, un job alimentaire, des romans dont personne ne veut et un assistant imaginaire, qui dit mieux ?

Ce serait tellement r😘mantique !

❤️❤️❤️❤️❤️

On viendra te voir pour les vacances !

J'ai coupé court. J'avais aussi des parents vieillissants, un boulot stable, aucune envie de m'expatrier au Chili.

J'avais choisi le Chili, ne me demandez pas pourquoi. La Terre de Feu, sans doute.


J'annonçai finalement à la fine équipe qu'Émile et moi partagerions un ultime repas pour nous dire adieu. Je comptais sur elles pour me remonter le moral, elles promirent d'être fidèles au poste, en fin de soirée. Pour faire bonne mesure, j'envoyai quelques photos de la table que j'avais mise pour deux, d'une tentative culinaire improvisée, puis rangeai le téléphone. Je m'ouvris une bière, m'affalai dans le canapé et lançai un épisode de Black Mirror, une série qui me mettrait sans nul doute dans l'état d'esprit adapté pour la clôture de cette triste fumisterie.

J'étais seulement à mi-parcours quand on frappa à la porte. Agacée par le dérangement, je gagnai l'entrée et découvris, pêle-mêle dans le couloir, mon groupe de copines entassées. Comment elles avaient eu accès à mon étage, mystère, sans doute avaient-elles fait les yeux doux à un voisin, devinant que je ne leur ouvrirais jamais si elles sonnaient d'en bas.

— Ouvre Claire ! s'exclama Sabine, en collant l'oeil sur le judas.

— On sait que t'es lààààààààà ! ajouta Justine.

— On t'en veut pas d'avoir inventé Émile ! renchérit Mélanie.

— FIESTA ! beugla Sophie.

Mortifiée par ce raffut et la réputation qu'elles me faisaient, je cédai et accueillis la déferlante dans mon appartement. Quatre jeunes femmes tapageuses, armées de bouteilles et de pâtisseries, qui m'étreignirent et me complimentèrent, commentèrent la décoration qui n'avait pas changé, entassèrent leurs manteaux sur d'autres manteaux, abandonnèrent leurs chaussures, ne me laissèrent pas protester.

Mon coeur s'emplit d'un amour débordant, imprévu, et pourtant j'avais à peine entamé ma bière.

Elles déboulèrent dans ma pièce de séjour, en ouragan désordonné.

— Et merde. Pardon.

— Putain. Hum.

— Oups. Salut.

— Mais CLAIREUH !

Debout près du canapé, un sourire amusé au coin des lèvres, se trouvait Émile. Je ne l'avais jamais vu, mais je savais, sans aucun doute possible, que c'était lui. Il ne ressemblait à personne, je ne l'avais jamais imaginé précisément, mais il respirait la bienveillance et la sérénité, la compétence et la générosité. Mes quatre comparses me dévisageaient avec stupeur, colère et émerveillement. Je restai paralysée un moment. Tout le monde le voyait. Pas seulement moi.

— Alors... Je vous ai parlé d'Émile, non ? 

Projet 66Onde as histórias ganham vida. Descobre agora