Jour 56 : Saint Valentin

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(14/02/2024)

— Quel est ce bruit, Fausta ?

En réalité, Julia reconnait ce tumulte, les pas, le fracas, les portes qui grincent et claquent, les invectives, le cliquetis des clés, il résonne plusieurs fois par jour, tous les jours, dans la cour qui jouxte la maison.

Fausta soupire.

— Ils en amènent un autre, et tu le sais. Pourquoi cette question ?

— Il ne crie pas. Il ne se défend pas. Il a accepté.

— Ah.

Sa soeur aînée se déplace, Julia l'entend repousser sa chaise, puis sa stola froufroute sur le sol.

— Un Chrétien, voilà tout, lâche-t-elle avec mépris.

Julia acquiesce même si elle ne sait absolument pas ce que cela veut dire, au juste. L'Empereur les déteste, ils sapent son autorité, piétinent les traditions, rejettent les dieux. Julia les imagine avec des cornes et des crocs, dégageant une odeur d'oeuf pourri ou de crotte de chat, mauvais, méchants, dangereux. Pourtant, toujours, ils sont silencieux lorsqu'on les traîne jusqu'à la prison.

Ils crient dans l'arène, en revanche. Même si elle ne s'y rend plus jamais, Julia s'en souvient.

Cette seule pensée la fait frissonner. Le rugissement des bêtes, la puanteur du sang, les hurlements des condamnés, elle voudrait pouvoir les oublier. Dans son univers étriqué, ce genre d'expérience s'offre une place qu'elle ne mérite pas. Bien sûr, les autres ne comprennent pas, comment le pourraient-ils ? Ils jouissent des parfums, des chansons, mais aussi des couleurs et des formes, qui lui sont étrangères.

Dans le noir.

Elle est née dans le noir, elle mourra dans le noir. Le médecin a été formel : ses yeux n'y verront jamais rien.

Alors elle écoute, elle respire, elle goûte, elle tâtonne.

— À quoi ressemble-t-il ? demande-t-elle à Fausta.

Celle-ci renifle de dépit.

— À n'importe qui. À personne.

Déjà le tumulte s'éteint. Le captif a été avalé par le souterrain sinistre où s'échelonnent les cachots. Certains y restent un mois, deux mois, dix, d'autres n'y séjournent que quelques heures. Parfois ils sont libérés, parfois exécutés, asservis, menés aux arènes. Julia pose souvent des questions, obtient parfois des réponses.

Contrairement à ses soeurs, qui fuient la geôle et ses pensionnaires, honteuses de leur parenté, Julia est curieuse de ce qui s'y déroule. Bien sûr, elle sait que nombre de ces hommes sont dangereux, des criminels, voleurs et assassins, parjures, sacrilèges, révolutionnaires, esclaves rebelles, mais il faut bien qu'ils mangent, qu'ils boivent, qu'on s'occupe de leur seau d'aisance, de leurs couvertures, qu'on les écoute, parfois, quand ils veulent se plaindre.

Elle ne peut pas prétendre à mieux. Personne ne voudra d'une femme aveugle, inutile, qui pourrait transmettre sa tare à sa progéniture. Elle restera auprès de ses parents tant qu'ils peuvent la nourrir et qu'elle peut leur apporter un peu de réconfort. Ensuite...

Ensuite, les dieux décideront.

Elle aide son père, souvent, à l'heure de la pitance. Les prisonniers l'interpellent et lui font des propositions indécentes, et son père leur crie dessus en frappant les barreaux de son gourdin, pour ramener le silence. Julia mime l'embarras, le choc, mais en réalité, parfois, elle se demande ce que ce serait, de céder à leurs avances. Pas les pires, bien sûr, mais rien qu'un baiser ? Une caresse ?

Projet 66Where stories live. Discover now