Jour 44 : Il ne manquait plus que lui

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(02/02/24)

Dans l'aube hurlante, je traçai mon chemin vers les étables. Avec mon sens inné du danger, toujours aussi déstabilisant, je m'étais réveillée quelques longues secondes avant le déclenchement des sirènes, en sursaut, entre des draps humides de sueur. Le cri lancinant de l'alerte avait débuté, en ondes puissantes, nous ordonnant de nous mettre en sûreté ou de combattre. J'avais sauté du lit, attrapé mes vêtements et procédé à un habillage succinct tout en remontant les couloirs.

Le Général Charberry avait vu juste, bien sûr, comme toujours, et nous étions prêts. Des renforts du sud étaient arrivés la veille, Jinny m'en avait parlé au souper, et nous serions capables de repousser l'adversaire. Nous n'avions de toute façon pas le choix. Nous étions l'ultime rempart avant le déferlement.

J'arrivai dans la rotonde, croisai mes compagnons de vol : Jalisco, Framboise, Terrence, Jinny. Nous avions perdu deux tiers des effectifs, déjà, chaque nouvelle bataille réduisait nos rangs, mais nous n'avions pas le droit d'y penser, d'hésiter, de reculer. Nul couard dans les rangs des chevaliers griffons : nous avions été choisis, entraînés, et ceux qui n'avaient pas le coeur de lutter trouvaient place à l'intendance ou dans les étables. Même si nous ne les méprisions pas, notre vie s'était disjointe et nous n'appartenions plus aux mêmes castes. Nous n'avions plus grand-chose à échanger, tout simplement, sinon des informations sur l'état du matériel, des stocks, la santé d'un animal.

Lorsque nous pénétrâmes dans la salle stratégique, Charberry s'y trouvait déjà, ainsi qu'une douzaine de chevaliers. D'autres arrivèrent encore après nous, des têtes connues et moins connues, jusqu'à ce que nous soyons une centaine. Le tout n'avait pris que quelques minutes.

Le général ne perdit pas de temps à nous rappeler les enjeux : nous les connaissions par coeur. Notre royaume était assiégé et son placement, à la sortie du grand défilé nordique, en faisait le goulot d'entrée vers d'innombrables nations. Nous étions les gardiens de la paix. Notre chute précipiterait le chaos sur le continent tout entier.

Il se contenta de nous résumer ce qu'il savait de la situation à l'extérieur, les positions de l'ennemi, puis nous distribua nos affectations du jour. En temps que membres des escouades locales, nous aurions à gérer les nouveaux venus, qui n'avaient pas eu l'opportunité de se familiariser avec le terrain. Vu nos pertes, nous étions un pour trois, et risquions de manquer d'harmonie.

Je soupirai de soulagement en m'entendant citée juste après Jinny. Nous fonctionnions en tandem depuis près de trois ans, nos griffons s'adoraient – une gageure pour deux femelles dominantes – et chevaucher en son absence m'aurait donné l'impression d'être incomplète. Nous avançâmes vers l'avant de la salle, tout en entendant la courte liste de nos compagnons. Grégoire appartenait aussi à notre cohorte, mais les six autres venaient de loin.

Je ne pensai rien en écoutant leurs noms, sinon que j'aurais du mal à les mémoriser si vite, jusqu'à ce que Charberry prononce le dernier. Valère. La stupeur me fit trébucher.

Bien sûr, ce n'est pas un prénom si rare, parmi la frange nantie de la population. Mais les chevaliers griffons sont rares, très rares, et malgré leur statut, ils sont loin de constituer une carrière de choix pour la noblesse. Leurs vies sont courtes et violentes, héroïques mais sans descendance.

C'était bien lui. Nous ne nous étions plus vus depuis quatre ans et son départ pour Verte-Île, dans le sud. Nous ne parlions plus depuis cinq, et sa pitoyable trahison. Il était toujours aussi beau, le cheveu sombre, l'oeil brillant, grand et mince, sanglé dans un uniforme de lieutenant. Bien sûr. Il ne pouvait que gravir les échelons plus rapidement que le commun des mortels, usant de son charme, de son esprit affûté et de ses excellentes compétences de cavalier. Un leader né, nous l'avions tous toujours su, dès le premier jour où nous l'avions vu.

En l'apercevant, Jinny me flanqua un coup de coude peu discret. Valère parut surpris de me voir mais conserva le silence, tandis que Charberry poursuivait sa répartition. Nous étions en charge du quadrant ouest de la porte nord, une position très exposée mais moins dangereuse que celles des trois escouades qui devraient sortir des murs.

Quelques minutes plus tard, nous étions libérés et le brouhaha envahit la pièce tandis que chaque équipe prenait le temps d'échanger quelques brèves présentations avant de rejoindre les étables. Alors que nous nous pressions dans le couloir qui menait aux stalles, Valère se glissa jusqu'à moi.

— Jul, est-ce que ça va poser un problème ? me demanda-t-il à mi-voix.

Je plaquai un sourire factice sur mon visage.

— Bien sûr que non. Pourquoi ? lui rétorquai-je.

Il haussa les épaules.

— Je ne sais pas... À cause de ce qui s'est passé autrefois.

Il avait au moins la décence de paraître embarrassé, ce rustre. Je m'étais méfiée de lui dès la première seconde, ce joli coeur de bonne famille, qui séduisait quiconque passait à sa portée d'un bon mot, d'un compliment, d'un sourire. J'avais érigé des barrières, gardé mes distances, encouragé les élans de mes amies qui le reluquaient. Et pourtant c'est moi qu'il était venu chercher, il m'avait fait la cour à l'ancienne, comme dans un conte de fées. Tout ça pour m'abandonner six mois plus tard, comme une misérable, sans une explication, sans un regard en arrière.

J'en avais pleuré mille larmes, Jinny en était témoin, et je l'avais maudit, ce malotru, ce monstre, pendant des semaines si pas des mois. Mes performances s'en étaient ressenties, notre instructeur, Maître Denval, s'en était inquiété. Valère avait été muté au sud, j'étais restée, j'avais guéri.

J'avais guéri, bordel.

Je m'arrêtai à la faveur d'un renfoncement, il m'imita, mal à l'aise.

— Que ce soit clair, cependant. C'est moi qui commande cette escouade, tout lieutenant que tu sois devenu.

Il frôla ses galons avec gêne.

— Bien sûr, Jul. Je n'avais pas l'intention de remettre ton autorité en question.

Peut-être avait-il peur, réflexion faite, que je l'envoie à la mort pour le punir de l'outrage qu'il m'avait infligé, d'un ordre vicieux, au coeur de la mêlée.

— Dans ce cas, tout se passera bien. Le passé est passé.

Il m'adressa un sourire que je détestai aussitôt. Il avait cette manière scandaleuse d'apporter le soleil avec lui.

C'est juste une façade, entendis-je dans mon crâne, la voix de la sagesse, de Jinny.

Je connaissais l'âme fourbe de ce nobliau.

— Merci. Je suis honoré de monter à nouveau au combat avec toi.

Il s'inclina légèrement et repartit vers les étables, donc le vacarme nous parvenait par l'ouverture circulaire en bout de couloir.

Une boule de colère crépita dans mon ventre.

— Oh, juste une chose, Val ! le rappelai-je.

Il se figea et fit volte-face.

— Évite de passer à proximité de Kiishkka, si tu veux garder ta tête. Elle est plus rancunière que moi.

À la mention de ma griffonne, le lieutenant Valère pâlit. Il se souvenait sans nul doute de sa férocité. Il m'adressa un ultime signe du menton et poursuivit son chemin fébrile. Tout en le suivant dans la cohue, je me promis de le faire muter au plus vite et le plus loin possible de moi, si nous survivions à la nuit.

Projet 66Where stories live. Discover now