Jour 37 : Je repeindrai tes contremarches

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(26/01/24)

Il s'éveille dès qu'elle entre, dès que son pas énergique foule les lattes du plancher, d'une démarche qui clame qu'elle ne craint rien, pas la poussière, pas la mérule, pas le bois vermoulu qui s'effondre sous votre poids et vous précipite dans les profondeurs humides d'une masure abandonnée.

Elle voit juste. La bâtisse a beau être à l'abandon depuis de nombreuses années, elle reste saine, étrangement solide, même, comme épargnée par les ravages du temps, des bestioles aux mandibules affamées et des orages. De la déprédation humaine, aussi, malgré de nombreuses visites au fil des années. Tout n'est pas parfait : quelques carreaux brisés béent aux fenêtres, il manque des portes et des tuiles, la tuyauterie charrie des particules toxiques, l'électricité n'est plus aux normes, et le gros fourneau, dans la cuisine, ferait le bonheur d'un chef décorateur de cinéma d'époque ou d'un ferrailleur endetté. 

Des détails.

La maison trône tranquillement, sans payer de mine, pas spécialement bien située, modeste baraque en bordure du bois. Figée dans une malédiction dont il est le seul à connaître les termes, qui protège les lieux et ne menace personne, sauf lui, sa victime.

Elle se déplace dans les hauteurs, ses talons frappent le bois en rythme, il devine son parcours, du hall au salon, du bureau à la cuisine, de la salle à manger au porche qui donne sur le carré d'herbe à l'arrière. Il ne peut que supposer que ce jardin qu'il aimait tant est devenu une jungle de ronces et d'orties. Il est surpris de son manque de discrétion. Les derniers à avoir franchi le seuil, un trio d'adolescents au ricanement facile, sont arrivés à la nuit, comme des voleurs, ont fouiné partout, arraché quelques lambeaux de papier peint, cassé quelques carreaux de salle de bain, puis ont ouvert la porte de la cave, contemplé l'escalier – son escalier – et ont renoncé. Ils ont gloussé nerveusement en retraçant leurs pas vers la sortie, il a entendu les charnières grincer, puis leur rire a décru, et les ténèbres ont repris leurs droits.

Il ne sait pas s'il préfère la solitude à ces incursions éphémères. Chaque fois que quelqu'un s'immisce chez lui, il lui rappelle ce que c'est que d'être vivant. De pouvoir bouger, parler, respirer. Libre. Même si les années ont passé, si les gens d'aujourd'hui ne sont pas ceux qui peuplaient alors ses journées, il se sent une connivence avec eux. Il était des leurs. Avant l'erreur de jugement, la chute, avant la sentence, la punition, le silence.

Il ne sait pas s'il l'a mérité. Sa nature ligneuse l'empêche de penser avec la même aisance qu'autrefois. La question l'irrite, le nargue, il l'ignore.

Soudain, elle ouvre la porte qui le coiffe, l'inondant de la lumière grise qui règne au rez de chaussée. Il a appris à se contenter de peu : l'obscurité des caves effraie les plus téméraires et ils renoncent, le renvoyant à sa solitude confinée. Alors il se dore, il profite.

Elle pose la main sur sa rampe.

Frisson. Stupeur.

Une main tiède, qui ne craint pas la poussière.

— Franchement, cet endroit a du potentiel ! s'exclame-t-elle avec un enthousiasme sincère. Tu devrais voir les volumes ! Oui, tout est à refaire, et alors ?

Elle parle à quelqu'un d'invisible. Une voix pleine d'énergie, de jeunesse, qui chasse le renfermé.

— J'en suis sûre. À ce prix, la banque ne peut pas refuser ! Je termine la visite, et je te rappelle !

Elle descend sur la première marche. Il sent son poids, sa présence, l'accueille, la soutient. Il lui ferait bien de la lumière pour qu'elle ose s'aventurer plus bas, mais il n'en est pas capable. Elle le surprend en balayant le vide de sa lampe torche.

Curieuse, audacieuse. Sa paume s'attarde sur le bois usé, elle progresse, pas après pas, puis s'immobilise et s'accroupit. Du doigt, elle tapote une marche, une contremarche, il résonne pour lui faire plaisir.

— Du potentiel, souffle-t-elle à mi-voix.

Il craque doucement, sans parvenir à s'en empêcher. Pour la première fois depuis un temps indéfini, il perçoit la possibilité d'un changement.

Elle termine de le descendre, atteint le sol au carrelage fleuri, les trois pièces qui s'étendent sous le rez de chaussée. Il l'écoute s'extasier mais déjà son esprit s'évade. Elle va rester. Cet endroit oublié va revivre.

Et si la maison s'éveille...

Peut-être reste-t-il une chance pour lui ? 

Projet 66Where stories live. Discover now