Un adieu déchirant (4) : « La requête de Sheik »

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— Tout va bien ? se permit-elle de demander. On a interrompu quelque chose ?

Nakoyi était sur le point de l'affirmer, mais le prince la devança.

— Non, trancha-t-il en se relevant avec elle dans ses bras.

L'Ezikwe comprit que sa chance venait de s'évaporer. Chaka reposa ses yeux redevenus insondables sur elle.

— Désolée, Nakoyi, mais nous allons devoir annuler notre promenade.

La jeune Warloïte entrouvrit la bouche, mais la referma, pressant ses lèvres d'hésitation. Elle s'empara d'un visage morne et remercia son masque qui camouflait son air pathétique.

Malgré sa déception, elle ne contesta pas. Si la solitude apaisait l'Héritier, elle devait adhérer à son choix.

— D'accord.

Sans doute auraient-ils une autre occasion de se parler à cœur ouvert. Sur cet infime espoir enfoui dans un coin de son esprit, la cheffe releva la tête vers les deux aînés. Elle remarqua soudain qu'elle était restée bien trop longtemps dans sa bulle rêveuse. Placée au-devant des plus âgés qui se regardaient, sa tête pivotant l'un vers l'autre marquait sa confusion.

La mine préoccupée de Nalora fixait l'individu flegmatique qui la dévisageait en silence.

— Chaka ? tenta-t-elle de le faire réagir.

Nalora tressauta. La pulpe du pouce de Chaka effleura sa joue avec une tendresse insoupçonnée. La mollesse de sa pommette était le point de fixation du Warloïte. Ce toucher plus qu'anormal de sa part eut l'effet escompté. Une teinte cramoisie prit racine sur la surface de peau caressée de la lancière.

Sans réfléchir, la main de Nalora se posa sur le poignet du guerrier qui ne la quittait pas des yeux. Elle chercha dans ses pupilles un quelconque indice capable d'expliquer son geste. Hélas, le Warloïte retira sa paume contre sa joue. Il tourna les talons et s'engouffra dans une allée boisée. Il délaissa les Héritières dans un état hébété.

Non sans détacher ses yeux de la trajectoire, les doigts de Nalora frôlèrent sa joue.

— Qu'est-ce qu'il lui a pris ? glissa-t-elle, toute secouée.

Nakoyi était aussi perdue.

— Je n'en sais rien.

Si seulement j'avais insisté un peu plus.

Nalora sortit enfin de sa transe, puis se recentra sur l'Alpha. Plus aucun doute pour elle que quelque chose n'allait pas.

— Nakoyi, de quoi avez-vous parlé tout ce temps, si ce n'est pas trop indiscret ? Je ne peux pas m'empêcher de me dire que votre conversation a peut-être un rapport avec son attitude.

— Peut-être... enfin, je ne sais pas. Il m'a dit des choses, beaucoup de choses que je n'ai pas comprises. Tout... Tout était confus, balbutia la fillette à la fois nerveuse et déroutée. Mais je... je... ah, je ne sais pas où chercher.

Nalora s'abaissa devant elle, sentant son inquiétude prendre le dessus. Elle s'apprêtait à la réconforter lorsque des échos lointains et très familiers parvinrent jusqu'à eux.

« Au secours ! À l'aide ! Haz veut me bouffer tout cru ! » claironnait Khé-Khé avec entrain, victime d'une crise de rire.

« Et comment que je vais te bouffer tout cru ! rugissait Hazo en pourchassant sa proie. Je vais t'avaler d'une bouchée ! »

D'un grognement exaspéré, Nalora chassa ces voix de sa tête dans un refus d'interférer. Mais les bribes d'accidents imprévus, dans lesquelles Hazo se retrouvait éjecté contre un arbre face à un coup intentionnel de Khé-Khé, germèrent dans son esprit. Après mûre réflexion, dans un juron marmonné en kanzi, elle se releva.

— Rah ! Je crois qu'il vaudrait mieux que j'intervienne. Sinon, quelqu'un va finir par se faire mal.

Nakoyi opina de la tête. Cette petite transition des deux Héritiers avait eu le pouvoir de lui arracher un maigre sourire.

— Tu as raison, vaut mieux ne pas les laisser longtemps tous seuls.

— Nous aurons le temps de discuter plus tard. Enfin, si j'arrive à mettre la main sur eux rapidement. Sinon, vous n'aurez qu'à rentrer au bosquet, on se retrouvera là-bas.

Nalora s'éloigna des jeunes et disparut au cœur des myriades d'arbres au feuillage doré.

Nakoyi soupira, tiraillée par une infinité de questions, dont les réponses lui échappaient encore. Si seulement elle avait été plus attentive aux paroles de Chaka, peut-être que...

La sensation d'une pression continue sur son manteau éclipsa ses interrogations. Revenue à elle, l'Héritière se rendit compte que l'archer tirait sur son vêtement afin d'attirer son attention. Ses yeux, d'ordinaire si brillants de vie, luisaient de tristesse.

— Ça ne va pas, Sheik ? s'enquit-elle d'un ton aussi tendre que l'était le mouvement de sa tête, inclinée sur le côté. Pourquoi tu es triste ?

Sans lâcher la prise du manteau de sa cheffe, qu'il affectionnait comme sa grande sœur de trois ans son aînée, le garçon de huit ans baissa la tête. D'une voix peinée, il se confia :

— Je suis triste de vous voir triste.

Cette phrase suffit à culpabiliser Nakoyi. De façon involontaire, elle était la cause de son chagrin.

— Vous êtes triste parce que grand frère Chaka a annulé votre promenade, pas vrai ? Il est malade ? Il ne se sent pas bien ?

À chaque regard porté sur cette moue insouciante, Nakoyi criait à l'injustice. Ce monde qui, sans prendre pitié de l'innocence attachée aux enfants, les condamnait à mener une vie de combats.

Elle avait beau avoir onze ans, sa silhouette fluette, semblable à celle de Khé-Khé, s'apparentait à une gamine de huit ans. Que l'Ezikwe le dépassait d'un centimètre ne diminuait pas l'estime du garçon à son égard. Il la révérait.

Dans un acte affectueux, Nakoyi lui caressa le sommet de la tête.

— Ne t'en fais pas, il n'est pas malade. Il a juste besoin d'être seul de temps en temps. Même si ça me rend un peu triste, je ne dois pas faire passer mes désirs au-dessus des autres. Si ça lui fait du bien, alors ça me va. Nous aurons tout le temps de rattraper cette journée une prochaine fois, tu comprends ? Ne sois plus triste.

Sheik ne dit aucun mot, mais acquiesça faiblement. Soudain, son idée antérieure lui revint en mémoire et ramena de l'éclat sur son visage.

— Et si j'allais lui parler ? On était justement venu vous chercher pour aller se baigner tous ensemble à la rivière.

L'initiative plaisait à l'Alpha, mais seulement, elle doutait que celle-ci intéresse le solitaire. Elle se souvint encore de ce regard vide apparu sur ses traits. Le simple souvenir la fit frémir d'appréhension.

— Tu en penses quoi ? rajouta Sheik, le sourire aux lèvres.

— Bah...

— Je suis sûr que ça lui fera du bien.

L'adolescente se tut, mitigée. Tout compte fait, elle se laissa dissuader sans s'attendre à un véritable résultat.

— D'accord, allons le chercher.

La prise des mains de Sheik sur son bras l'arrêta dans son élan.

— Non, je veux le faire moi-même. J'y arriverai tout seul. 

Crisis - T1 : La quête des Héritiers [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant