Sophie se pétrifia, sa bouche s'entrouvrit, sa peau blêmit, ses yeux s'humidifièrent. Mais elle ne craqua pas. Ne succomba pas à la tristesse, à la colère et au ressentiment. D'une longue expiration, elle refoula ces sombres émotions derrière un masque de logique.
— Je savais que ce moment viendrait, avoua-t-elle en essuyant la petite bouche auréolée de lait qui avait achevé de téter.
Elle prit le temps d'allonger Vlad dans son berceau, les yeux déjà clos de contentement, de relever sa robe sur les poires de ses seins, avant de se retourner vers Kyle.
— Je te connais mieux que toi-même. Je sais qu'il s'agit de ta décision. Alors, de grâce, n'en impute pas la faute aux rebelles : ne dis pas « ils viennent me chercher », mais « je pars avec eux ». Assume tes idées. Expose tes convictions. Donne-moi les raisons qui te poussent à nous abandonner, moi et Vlad.
— Ce n'est pas un abandon... répliqua-t-il en syllabes fêlées de peine. C'est... C'est la seule manière que j'ai de vous aider. Tu connais mon passé. Notre passé. Tu as vu de tes propres yeux comment la Fédération fonctionnait : par corruption, par contrôle, par brutalité, par écrasement. Tu as été témoin de ses côtés les plus obscurs. Et si la vie ne peut s'épanouir en son sein, elle est destinée à mourir en dehors. Ce n'est même pas seulement les purges des Terres Désolées... C'est ce monde, le monde entier qui me révolte.
Il prit les mains de Sophie dans les siennes, peau contre peau, ses sombres prunelles plongées dans les émeraudes en amandes.
— C'est la première fois... la première fois que j'ai l'impression qu'on peut faire quelque chose. Que notre voix peut se faire entendre. Que ce système qui nous broie peut être changé. Que ce n'est pas une fatalité. Que nous pouvons reprendre le contrôle. Réinjecter de l'humanité dans la technologie, l'économie, tous ces trucs qui nous dépassent et... et en nous-mêmes. Voilà ce qu'incarnent les Phœnix. Voilà l'occasion qu'ils nous offrent. Je dois la saisir, Sophie, je dois enfin cesser d'accepter le pire par résignation.
Le souffle haché, le cœur lourd, la gorge nouée, il contempla la petite tête émergeant du berceau.
— Mais s'il y a une chose que je ne pourrai pas supporter, c'est que dans dix ans, ce petit bonhomme m'accuse : « Pourquoi tu as laissé mon futur être détruit ? ». Si je ne rejoins pas les Phœnix, je n'aurai rien à y répondre. Je n'aurai même pas le droit de m'excuser. À condition, bien entendu, qu'il soit toujours vivant pour me le dire.
— Et que toi aussi ! répliqua Sophie en lui enfonçant son index dans la poitrine. Vlad a besoin de toi ! Que lui répondrais-je quand il m'accusera de ne pas t'avoir retenu ? Quand il apprendra que tu es mort ? Et que fais-tu de moi ? J'ai besoin de toi, ici et maintenant ! Ta présence nous suffit, nous te demandons rien de plus ! Tu n'as aucun besoin de te sacrifier !
— Bien sûr que si, il le faut ! Le choix a déjà été pris par la Fédération, elle nous a mis dos au mur ! Et nous l'avons laissé faire depuis des années, des décennies même ! Moi plus que tout autre, je l'ai laissé faire ! Même en ayant été témoin des horreurs dans le domaine de ton père, je n'ai jamais cherché à combattre ! J'y ai participé, contre deux bouchées de pain ! Et si tu n'avais pas fuis, j'y serai encore !
— On en a déjà parlé mille fois, Kyle ! Tu n'avais pas le choix ! Tu devais t'occuper de ta mère ! Tu étais tout autant prisonnier que moi ! C'est tous les deux, tous les deux que nous avons décidé de fuir !
— Justement... Aujourd'hui, nous ne pouvons plus fuir. Il n'y plus aucun endroit où se cacher sur Terre. Nous devons combattre. Crois-moi, Sophie, si un autre moyen existait, je resterais avec vous. À la simple idée de nous séparer, mon corps et mon âme se déchirent ! À celle de ne plus vous revoir, mon cœur saigne ! Seulement... seulement, si nous ne faisons qu'obéir à nos petits désirs égoïstes, nous pourrons toujours rêver d'un autre monde, le rêve restera un rêve !
— Tu parles de plus en plus comme cet Enmyo...
— Parce que ces mots résonnent en moi. Parce qu'il a raison sur certains points. Parce que la révolte est inéluctable. D'ailleurs, toi aussi, tu étais en phase avec lui.
— Puis, avec le temps, j'ai pris du recul, de la distance.
Les longs rideaux d'ébène ondulèrent de gauche à droite.
— Il y a d'autres moyens de lutte... Le simple fait de vivre dans les Terres Désolées, de prouver qu'un mode de vie alternatif est possible, en constitue un. Ce réseau d'entraide entre nos communautés que tu as forgé ces derniers mois en est un autre. L'instruction que je dispense aux enfants du village leur permet de s'élever, de voir au-delà de la petite colline des difficultés quotidiennes pour contempler l'infini horizon des possibles. Nous, survivants des Terres Désolées, formons déjà une révolte ; lente, silencieuse, mais surtout pacifiste. Notre combat est celui de la vérité.
— La seule vérité que retient le monde est celle de la Fédération Terrienne. Tu pourras employer tous les moyens possibles, nous serons toujours des terroristes avides de sang, des nationalistes d'un autre temps, des criminels en fuite, des technophobes arriérés, des dealers de drogue, des sectes religieuses ou je ne sais quelle connerie. Il n'y a qu'un seul moyen d'arrêter cette altération systématique de la réalité : les Phœnix.
— Alors ainsi soit-il...
Sophie se recula de plusieurs pas. Le masque stoïque de son visage se morcela. Elle se retourna pour en dissimuler l'effondrement, trouva appui sur le berceau pour se soutenir. Mais même de dos, Kyle percevait le tremblement de ses épaules, ce qui n'empêcha nullement sa voix de cristal d'encore résonner en murmures clairs et nets dans la petite chambre :
— Nous combattrons chacun à notre manière pour le futur : toi, par les armes et la dictature de la violence ; moi, par l'éducation et le partage. Car si j'ai l'espoir que nous pourrons un jour nous libérer de tes « solutions », nous aurons toujours besoin des miennes.
Le silence les sépara tel un gouffre. Devint en l'espace d'un instant un abîme infranchissable. Kyle aurait souhaité trouver les mots à même de le combler plutôt que de rester les pieds plantés dans le parquet, les dents dans ses lèvres, les ongles dans sa chair.
— Qu'attends-tu ? lança Sophie avec une férocité incapable de lisser ses trémolos. Pars, si c'est que tu souhaites ! Allez, vas-y ! Va-t'en ! Va-t'en !
Alors Kyle se lança dans le vide, non par des mots, mais avec son corps tout entier. Il se rattrapa à la taille de Sophie, nicha sa tête dans le creux de son épaule, l'étreignit de tout son être, murmura en souffle chaud à son oreille :
— Tu es celle qui m'a appris le sens du mot amour. Tu es la seule femme que j'aime, la seule que je désire, la seule qui m'enivre. Quoi qu'il arrive, il y aura toujours une part de moi à tes côtés, parce qu'en dépit de la distance, du temps et des épreuves, je t'ai dans la peau. Pour moi, tu es celle qui parvient à faire rimer passion et éternité. Je t'aime, Sophie. Je t'aime si pleinement que je suis prêt à tout sacrifier pour t'offrir un monde meilleur.
Dans un sanglot, Sophie lui fit face, l'attira contre elle, au plus près, au point de ne plus former qu'un seul être. Elle lui rendit son étreinte avec fougue, tout en pleurant et en l'embrasant.
— Il en va de même pour Vlad, reprit Kyle en essuyant une larme sur le nez de Sophie. Je dois le faire pour vous et moi. Pour notre village, les Terres Désolées et les citoyens innocents de la Fédération. Pour notre planète, nos enfants et pour la vie.
— Je sais... Je sais, Kyle... Moi aussi, je t'aime plus que tout au monde. C'est juste que... C'est si dur, si douloureux de te laisser partir ! De t'envoyer vers la mort ! Ne pas te retenir, alors que tu ne reviendras peut-être jamais... j'ai l'impression d-de suffoquer... de me n-noyer... dans un océan d'a-angoisse... de souffrance... de... d-de...
L'index de Kyle se posa avec douceur sur ses lèvres.
— Je défierai l'impossible pour vous retrouver. Et si ça ne suffit pas...
— Tu nous reviendras, l'interrompit à son tour Sophie. Il n'y a pas d'autre option, tu m'entends ? Que ce soit demain, dans un mois ou dans dix ans, nous serons un jour réunis, comme une famille.
— Comme une famille...
Ils se dévorèrent mutuellement du regard. Kyle grava dans sa mémoire ce visage qui lui retournait l'esprit et le cœur. Le menton en pointe, la pulpe des lèvres plus rouge que le sang, la fine arrête du nez, les yeux en émeraudes étincelantes et les cascades en fibres de nuit qui venaient y ruisseler. Il respira une dernière fois son odeur, sentit la chaleur de son corps, goûta la braise de ses lèvres. Leurs mains effleurèrent la moindre parcelle de peau à nue, leurs cheveux frissonnèrent en se mélangeant, leurs poitrines se collèrent l'une à l'autre, leurs jambes s'enroulèrent. Une vague de désir monta tel un tsunami. Pour ne pas être emportés, ils se séparèrent à regret, le sang encore en ébullition, les cœurs explosant toujours en frénétiques roulements de tambours, les bas-ventre électrisés de picotements.
Kyle inspira et expira longuement pour refluer le sang de son visage et de toute autre partie de son anatomie. Il partagea le sourire triste de Sophie de ne pouvoir s'abandonner à l'extase charnelle, puis se tourna vers le berceau. À la vision de son fils, de cet être si fragile qui lui ressemblait déjà tellement, son cœur se comprima douloureusement.
— Vlad...
Il caressa du bout des doigts la petite tête chevelue. Il vit son propre reflet dans le noir des pupilles qui le fixaient. Il essaya sans y parvenir de répondre aux grands sourires et aux gazouillis joyeux.
— Je n'ai pas pu offrir grand chose à ta mère... dit-il à la place, la gorge sèche, les yeux humides. Longtemps, je me suis torturé d'avoir si peu à lui donner, de n'avoir rien d'autre que cette vie de misère à lui proposer. Puis, tu es arrivé. Toi, notre petit garçon. Tu ne peux pas savoir... à quel point je t'ai remercié... Tu es ce que nous partageons de plus beau... Tu es... Tu es le meilleur que je pouvais lui offrir.
Vlad gigota, parvint à attraper dans sa toute petite main un doigt de son père. C'en était trop. Kyle l'embrasa sur le front, se dégagea avec tendresse, recula. Il se mordit les lèvres pour contenir les larmes, aurait voulu ouvrir l'étau qui lui broyait la poitrine.
— Prenez soin de vous...
Son corps avança de lui-même vers la porte. Sur le point de la franchir, il fut arrêté par la voix de Sophie :
— Il y a autre chose que tu as su me donner et qui m'a comblée.
— Quoi donc ? demanda-t-il sans oser se retourner, de peur de ne pouvoir jamais partir.
— Toi.
Il ne put jamais répondre, la gorge noyée sous l'émotion. Il sortit, ramassa ses affaires, rejoignit l'orée des Bois Sombres, se mêla aux Phœnix. Tout cela, il le fit en ayant l'impression de s'arracher une part de lui-même. Une part qui, comme il l'avait dit, resterait à jamais auprès de son amour et de son fils.