Ce cri fut repris en écho par cent gorges. Il s'amplifia en un tonnerre d'exultation pour vibrer dans la chair, les os et les poitrines. Une forêt de poings s'éleva. Les acclamations ne tardèrent pas à prendre le relais. Kyle, éberlué, se rendit compte être lui aussi en train d'applaudir à tout rompre. Il s'interrompit aussitôt. L'étrange magnétisme d'Enmyo parvenait à ouvrir toutes les barrières de défiance, de scepticisme et de prudence. D'un regard, il vous faisait sentir exister. D'un souffle, il inversait répulsion en attraction. D'un geste, il levait des zélotes. Avec une facilité déconcertante. Une aisance qui poussa Kyle à rester sur ses gardes.
Les autres îlots de résistance étaient infiniment rares dans la marre d'euphorie des villageois. Sans surprise, Mona Sveltilskaïa constituait l'un d'eux. Elle se mordait les lèvres, en proie au doute, son esprit critique ébranlé. La main d'Enmyo se posa sur son épaule en la faisant sursauter. Leurs regards se lièrent.
— Rassurez-vous, proclama-t-il d'une voix enveloppante. La protection des phœnix ne se paie d'aucun tribut. Je n'exigerai ni arme, ni provision en échange de la promesse de défendre votre village. Et je refuse purement et simplement, par un vil chantage de cet acabit, de vous contraindre à rejoindre notre lutte. Cette décision doit être personnelle. Il faut qu'elle provienne de vos tripes, de votre cœur et de votre raison.
Il se détacha de Mona pour marcher à travers les flots de villageois qui s'écartèrent de son passage avec déférence.
— Pour autant, toute aide reste la bienvenue. Chacun d'entre vous peut devenir un phœnix s'il le souhaite. Peu importe votre expérience, peu importe votre âge, peu importe votre force, une place vous attends parmi nous. Si vous souhaitez l'intégrer, retrouvez-moi ici même au coucher du soleil.
— Pourquoi attendre si longtemps ! s'exclama l'un des frères Morozov en surgissant de la foule. Moi, je suis déjà prêt à vous suivre ! Et c'est pareil pour mon frangin !
— Plus vite qu'on se casse de là, plus vite qu'on pourra charcuter ces saligauds de fédérés !
Une poignée d'autres volontaires se joignirent à eux pour exhorter Enmyo à un départ immédiat.
— Votre enthousiasme est admirable, commenta ce dernier avec un sourire bienveillant, mais prenez cette journée comme un temps de réflexion. Vous êtes à la croisée des chemins, entre la voie tracée par la Fédération et la bifurcation de la rébellion. L'une comme l'autre vous engageront pour les années à venir, impliqueront de cruels sacrifices et nul ne sera certain d'en voir le bout. Mais c'est justement cette finalité qui doit vous guider. Réfléchissez bien au futur que vous souhaitez. Pensez que votre décision, quelle qu'elle soit, aura de lourde répercussion pour vous, votre village et le monde. N'oubliez pas d'en parler avec vos proches... et avant tout avec vous-même.
Les dernières notes de la mélodie s'évanouirent dans un silence pensif. Son musicien était parvenu à susciter en chacun la réflexion, à les pousser à l'effort de sonder leur subconscient pour en repêcher la réponse à ses sollicitations. Il y avait fort à parier que les filets seraient plein d'allégeances.
— Ce type en impose... souffla Fedor, à la fois hébété et transi comme au sortir d'un rêve. On a l'impression que rien ne lui est impossible. T'en penses quoi, toi ? Tu crois que c'est vrai ? Qu'il peut vraiment renverser la Fédération ?
Kyle observa la foule qui se pressait autour du leader rebelle. Les acclamations et flagorneries se disputaient aux inquiétudes et interrogations. Si les premières glissaient sur l'être androgyne sans le moindre effet, les secondes s'apaisaient et se dissolvaient sous le pouvoir de sa voix.
— J'ai aussi cette impression, admit-il avec réticence. Mais, tu sais, avoir une grande gueule ne suffira pas.
Fedor lui donna un coup de coude.
— Arrête de faire ta sale trogne ! Tu l'as vu comme moi dézinguer un androïde avec un sabre ! Un sabre ! Et en un seul coup ! Ce type a bien plus qu'une grande gueule, tu ne peux pas le nier ! C'est... C'est peut-être ce qu'on attendait tous : un sauveur. Je crois... Non, je suis déjà sûr que je vais le suivre. Et toi ?
— Saned est loin d'être en sécurité. Sans compter que moi, je ne partirai jamais sans en parler d'abord à Sophie.
— Parce que tu penses sérieusement que moi je vais me tirer dans le dos de Sonia ?
— Tu l'as déjà fait.
Fedor envoya la pique voler d'un geste agacé de la main.
— Oh, c'est bon ! J'ai juste oublié de la prévenir une fois qu'on allait chasser ! Une seule fois ! Pas de quoi en faire tout un fromage !
— C'était quand même une expédition d'une semaine. À l'instant précis où elle t'avait demandé de l'aide pour réaménager la collectivité.
— Il n'y avait aucun rapport ! se défendit-il avec un peu trop d'empressement pour que cela puisse paraître vrai. C'est pas ma faute si Sam est tombé malade le jour du départ ! Mais... merde, t'as raison. Faut que je lui parle avant de prendre une décision.
Son regard balaya les alentours à la recherche de sa compagne.
— Tu crois qu'elle est toujours à l'orphelinat ?
— Certainement avec Sophie, oui.
Les deux amis s'éloignèrent de la marée humaine tourbillonnant autour d'Enmyo. Avant de rejoindre la place du village, Fedor ne put s'empêcher de jeter un dernier regard en arrière vers le leader rebelle puis les barricades ensanglantées. Ses poings se comprimèrent en bloc de pure volition. Ses enjambées s'agrandirent pour le mener au plus vite dans le hall de l'imposant manoir. Kyle pressa l'allure pour le suivre. Une fois à l'intérieur, des éclats de voix les guidèrent aux caves où des ombres se recroquevillaient contre les murs depierre, dans la lueur tremblante de bougies éparses. Parmi les silhouettes de la quinzaine d'orphelins se dressèrent celles de Sophie, Sonia, le directeur Lander et son assistante.
L'annonce que tout danger se trouvait écarté provoqua un souffle commun de soulagement. Une poignée d'adolescents, célébrant la victoire à grand renfort de cris et de gesticulations, s'élancèrent vers l'escalier. Kyle leur fit aussitôt barrage. Les images du carnage ne devaient pas marquer au fer rouge leur mémoire. Le directeur Lander, avec sa finesse légendaire, le comprit certainement car il ordonna à ses protégés de le suivre jusqu'aux cuisines.
La paire de couple put alors goûter à la joie des retrouvailles sans avoir à se préoccuper d'une myriade d'œil juvénile. Néanmoins, les étreintes furent brutalement interrompues par Fedor qui ne put attendre davantage pour retranscrire le discours d'Enmyo. Ainsi que délivrer son désir de le suivre dans sa rébellion. D'abord sous le choc, Sonia tenta de le raisonner. Par la douceur, dans un premier temps, avant de passer à la colère.
— Réfléchis, Fedor ! intervint Sophie pour tenter d'apaiser la tension allant crescendo. Peu importe à quel point ce type est génial ! Il est venu seul ! Depuis quand le leader d'un groupuscule terroriste se balade comme ça, à découvert, sans armée, sans aucun soutien, sans même un seul homme ?
Kyle hocha de la tête.
— Parce qu'il n'a personne avec lui. Ses phœnix n'existent probablement que depuis quelques jours.
— Et alors ? Il faut bien un début à tout ! répliqua Fedor avec son éternel optimisme qui le transformait comme souvent en véritable tête de pioche. Même si vous avez raison... non, surtout si vous avez raison, je veux en être. Comme ça, je serai le premier rebelle ! Le premier Phœnix ! Le premier à se dresser contre la Fédération Terrienne !
— Tu vas surtout être le premier à mourir, imbécile !
Ces syllabes aux résonances de gifles lâchées, Sonia fit volte face et disparut à l'étage. Fedor la poursuivit après un temps d'hésitation. Ses appels résonnèrent un temps aux oreilles de Kyle et Sophie jusqu'à se faire avaler par la distance. Dans l'humide pénombre des caves, la main de la jeune femme se posa sur le bras de son compagnon pour lui faire comprendre qu'elle souhaitait une nouvelle étreinte.
— Vu comment tu en parles, souffla-t-elle, tête contre tête, j'en déduis que cet Enmyo n'est pas tout à fait comme l'a décrit Fedor.
Kyle approuva d'un grognement.
— J'espère qu'il va revenir à la raison.
— Ce n'est pas vraiment son fort ! opina Sophie en leur arrachant l'esquisse d'un sourire. Je l'ai rarement vu aussi déterminé. Il a certainement besoin d'un peu de temps pour que le charme de cet Enmyo ne se dissipe. En tout cas, je suis heureuse que tu ne le suives pas dans cette folie.
— Il est hors de question que je vous abandonne, toi et notre petite diablesse.
— Ne l'appelle pas comme ça ! Et surtout, on ne sait toujours pas si c'est une fille !
— Peut-être, mais moi je le sens.
Le regard noir de Sophie s'adoucit d'un sourire. Leurs corps, comme aimantés, se blottirent au plus près l'un de l'autre. Leurs lèvres s'unirent. Une pulsion de vie farouche palpita dans leurs veines, embrasa leurs sens, électrisa leurs peaux. Ils s'entraînèrent vers une couche de fortune pour exprimer toute la fougue de leur désir. Pour ressentir toute la chaleur de l'autre. Pour se sentir en vie. Pour jouir de plaisir. Avec une frénésie, une puissance, une intensité rare qui emporta toute réalité.
Dans la chaleur suave des couvertures, ne resta bientôt plus que langueur et béatitude.