Des empreintes se découpaient nettement dans la neige.
Elles comportaient toutes cinq doigts disposés à la manière d'un ours. Chacun se terminait par la longue et fine rainure des griffes caractéristiques des némésis. Heureusement, la profondeur et la largeur de ces dernières permettaient de deviner que leur propriétaire ne devait être guère plus gros qu'un sanglier.
Kyle se releva et suivit les traces qui se dirigeaient droit vers le village. Elles obliquèrent brusquement vers le couvert de la forêt en s'espaçant drastiquement. Ce devait être ici que les frères Morozov avaient tenté de l'abattre. Aucune trace de sang n'était visible. La créature restait donc mortellement dangereuse. Plus inquiétant encore, la distance avec les premières maisons ne devait pas excéder les cinquante mètres.
— Il n'a pas peur de nous... murmura Kyle pour lui-même. Ce n'est pas la première fois qu'il se frotte à l'homme.
Au moins, il ne perdrait pas de temps à trouver un appât.
Il jouerait ce rôle à la perfection.
Il s'assura que ses deux armes, presque entièrement dissimulées dans l'épaisse fourrure de son long manteau, étaient bien attachées dans son dos. Puis son regard se perdit dans les bois qui encerclaient Saned. Ici et là, une crête rocheuse ou un filet de brouillard contrastait avec les étendues de verdures enneigées. Les deux chemins de terre battue qui partaient du village se faisaient également bien vite engloutir par la cime des conifères. À l'Ouest, les monts et dents aiguisés de l'Oural déchiraient la ligne d'horizon végétal à travers une brume vaporeuse, seule limite tangible de ce monde infini.
La bête rodait dans cet antre que les gens du cru surnommaient Bois Sombres.
Vu de l'extérieur, cette forêt ressemblait à toutes les autres. Mais depuis sa première traversée, Kyle savait intuitivement qu'elle possédait quelque chose de particulier. Ce n'était pas un simple regroupement d'arbres, de ronces et de buissons. Bien au contraire. Toute la flore se liait en un grand tout. Chaque plante se connectait les unes aux autres par des fils de vie impalpables en une cyclopéenne union de symbiose, en autant de cellules d'un même organisme titanesque, démesuré par son infinité. Une vie à l'échelle planétaire, maintes fois millénaires, en dehors de la compréhension humaine. Un léviathan d'aiguilles, de feuilles et d'écorces qui avait englouti nombre de voyageurs imprudents sans jamais les régurgiter.
Ainsi les Bois Sombres avaient écopé d'une triste réputation de lieu maudit.
Peu importait que la faute des disparations en incombe auxdits disparus. Car l'homme, trop habitué à adapter l'environnement à ses besoins, avait oublié le besoin de s'adapter à l'environnement. Tout ce qu'il ne parvenait à transformer en caricature docile revêtait à ses yeux les atours de sa destruction. Il lui fallait alors l'exterminer le premier ou, si la tâche s'avérait impossible, le médire et l'insulter.
Kyle n'appartenait pas à cette catégorie. Tous comme la plupart des chasseurs du village. Ils comprenaient que les dangers de la forêt découlaient de lois naturelles et non d'une quelconque velléité belliqueuse.
Le fusil laser de Kyle quitta la fourrure du manteau pour se caler dans ses mains. Le contact froid et familier de l'alliage lui donna l'impulsion nécessaire pour démarrer la traque. Il s'approcha sans peur mais avec prudence de la lisière des bois. Les troncs éparses se dressaient tels des rangées de crocs. Il s'engouffra dans la gueule du léviathan de verdure avec comme seul guide les traces du némésis. Une haleine moite, chargée d'une odeur d'humus, le fouetta. Les résineux se resserrèrent bien vite pour former des passages aux allures de boyaux, congestionnés de ronces, d'orties, de fougères et de buissons épineux. Les canopées d'aiguilles s'agglutinèrent en une unique paroi mouvante de cils vibratoires, si dense que plus aucun rayon solaire ou flocon de neige ne la pénétrait.
Dans les viscères des Bois Sombres, une nuit éternelle régnait.
Chaque silhouette se muait en ombre menaçante. Même les inoffensifs pépiements des oiseaux, les couinements des rongeurs et les proches bruissements des fourrés résonnaient en échos tels la promesse d'une mort imminente. Kyle se força à rester concentré. Ses yeux avait eu le temps de s'habituer à l'obscurité. Il parvenait encore à discerner les traces de la créature parmi la boue spongieuse surchargée d'aiguilles et de cônes en putréfaction.
Au cœur de la forêt, les traces se mêlèrent à celles, plus anciennes, d'une meute de loups. Ironiquement, le monstre devenait un traqueur traqué. Les sens de Kyle s'aiguisèrent, devinant que la confrontation risquait de survenir à chaque pas. Il glissait sur la piste à la manière d'une ombre. Son cœur pulsait un cocktail d'appréhension et d'adrénaline. Son fusil laser était prêt à ouvrir le feu.
Toutefois, les empreintes du némésis se volatilisèrent purement et simplement.
Ne demeuraient plus que celles des loups.
Kyle inspecta les alentours. Des striures dans l'écorce d'un épicéa l'interpellèrent.
— Ces bestioles savent grimper aux arbres maintenant ?
La chose ne possédait rien d'étonnante en soi. Les némésis étaient connus et redoutés pour leurs incroyables facultés d'adaptation. Cependant, un némésis sur terre constituait déjà un danger mortel. Alors un némésis arboricole, capable de se tapir dans les ramures et de fondre sur sa proie depuis les airs... De surcroît, suivre une piste qui sautait de branches en branches risquait de s'avérer un tantinet ardu. Heureusement, il existait un moyen indirect de retrouver la créature.
Sans perdre une seconde de plus, Kyle remonta la trace des canidés. Un petit groupe de six individus. Ils migraient probablement vers le sud pour suivre les troupeaux de gibiers. Aucun ne paraissait malade ou affaibli.
Ce némésis devait être particulièrement affamé pour prendre le risque de pourchasser seul une meute en pleine possession de ses capacités. À moins qu'il ne soit tout simplement certain de sa supériorité, ce qui impliquait un spécimen encore plus agressif que la moyenne. Un ultime détail tétanisa Kyle lorsque les empreintes du némésis se mêlèrent de nouveau parmi celles des loups : elles étaient plus profondes, plus larges, plus grandes.
Ce n'était pas un solitaire. Ils étaient au moins deux !
Le cœur de Kyle explosa en battements frénétiques, orchestrés par une terreur sans nom. Il s'efforça de garder la tête froide. De ne surtout pas fuir à toute jambe. Il lui suffisait de rebrousser chemin, aussi silencieusement qu'il était venu. Mais, au loin, une silhouette attira son attention. Il plissa les yeux pour percer les voiles de ténèbres forestières.
Prostrée dans un tapis d'aiguilles de pin. Un long museau. Des yeux vitreux. Une fourrure blanche maculée de giclées carmines. Un loup. Sauvagement éventré. Les némésis, en fins gourmets, n'avaient dévoré que les entrailles. Ils paraissaient avoir purement et simplement abandonné le reste de viande et de muscle sur la carcasse.
Une illusion. Un piège pour les charognards.
Kyle tendit l'oreille.
Rien.
Le chant des oiseaux s'était envolé, les bruissements des rongeurs enterrés. Même le souffle du vent s'était tari, interdisant à la végétation d'émettre le moindre froissement. Un calme anormal, suffoquant, angoissant planait.
Un silence de mort. Un mutisme qui ne pouvait signifier qu'une chose : Ils étaient là.
Kyle se coula contre l'arbre le plus proche. Il grimpa précipitamment le long des branches. Les aiguilles lui griffèrent le visage et les mains sans même qu'il n'en prenne conscience. Une seule chose l'obsédait : se mettre hors de portée de griffes et de crocs des deux monstruosités. Son ascension s'arrêta brusquement à presque cinq mètres de hauteur, faute de prise capable de supporter son poids. Il se cala dans un équilibre précaire contre le tronc. Il se sécurisa un minimum en serrant son appui de bois entre ses cuisses. Les impénétrables tapis d'aiguilles ondulaient sans bruit au-dessus de sa tête. Au-dessous, il jouissait d'une vue imprenable sur l'ensemble des lieux.
Il bloqua son fusil laser contre sa joue, le doigt posé sur la gâchette.
Les secondes s'étirèrent en minutes. Une sueur froide coulait le long de ses tempes, se déversait dans ses yeux. Son cœur bourdonnait en saccades affolées jusque dans ses oreilles. Son regard balayait erratiquement les alentours à la recherche d'un mouvement.
Quelque chose finit par s'agiter à proximité de la carcasse du loup.
La boue se souleva brusquement. Une masse informe et noirâtre en surgit. Elle s'ébroua en tout sens, révélant la vision horrifique d'un squelette revenu à la vie : une peau parcheminée sur des os saillants, des membres rachitiques et pas le moindre poil pour en dissimuler la laideur. Le sac d'os s'agençait en une macabre caricature humanoïde, comme si l'espèce à partir de laquelle avait mutée ces aberrations s'était hybridée à l'homme.
Le monstre s'étira sur ses quatre membres difformes, ses longues griffes aussi effilées que meurtrières labourant la terre. Puis il se mouva avec la nervosité propre à son abominable race, se dressant fugitivement sur ses pattes postérieurs pour humer l'air. En cette position, il était encore plus grand que Kyle. Et, guidée par l'odeur de la chair fraîche, sa tête hideuse se braqua dans sa direction.
Les yeux du némésis le pétrifièrent momentanément. Comme à chaque rencontre. Il n'y avait aucune trace de pupille ou d'iris dans ces organes vides de toute vie. Seule une affreuse nitescence carminée les habitait. Ils s'apparentaient à deux triangles malsains, en permanence révulsés, consumés d'une éternelle folie meurtrière.
Le reste du faciès parvenait à accomplir l'exploit d'une égale atrocité : les narines se fendaient en fentes asymétriques, expirant et aspirant l'air dans un horrible râle. Et la gueule... La gueule se réduisait à un hachoir à viande. Une mâchoire proéminente, disproportionnée par rapport au corps cadavérique. Des crocs aussi tranchants que des rasoirs s'y entassaient tels les entrelacs de fils barbelés ; avec une telle concentration que, même close, leurs bouts pointus dégueulaient de tous côtés.
Cette gueule hors-norme claqua avec appétit. La créature, qui paraissait appartenir à un autre monde, retomba lourdement sur ses pattes. À l'instant où elle s'apprêta à bondir, un trait plus écarlate que la lave lui transperça le crâne de part en part. La monstruosité s'affaissa dans la boue, raide morte.
Kyle ne lui prêtait déjà plus la moindre attention. Le canon encore fumant fouillait déjà les branchages alentours. Pourtant, il entendit le second némésis avant de le voir. Et pour cause ! La bête se trouvait dans son seul angle mort : juste derrière le tronc.
Son sang ne fit qu'un tour. Il n'aurait pas le temps de réagir. Pas avec l'extrême vivacité des némésis.
Aucune autre alternative n'existait.
Telle la foudre, le némésis s'accrocha contre le flanc du tronc pour lui bondir dessus. Kyle se laissa tomber dans le vide au même moment. Les longues griffes le frôlèrent, ne se refermant que sur le vide. La monstruosité, prise au dépourvue par cette manœuvre inattendue, ripa contre la branche et l'accompagna dans sa chute. Si l'homme avait pris soin de viser une coulée de fange qui amortit le choc de l'atterrissage, la créature s'écrasa contre un affleurement rocheux en un sinistre craquement.
Le katana s'extirpa du fourreau dans le dos de Kyle. La lame opaline, plus blanche que la neige, fendit la nuque décharnée du monstre avec la même facilité que l'air. L'immonde crâne roula entre les aiguilles de pin. D'un geste vif, Kyle chassa le sang entachant l'arme avant de la rengainer. Il eut tout juste le temps de ramasser le fusil qui lui avait échappé des mains lors de sa chute qu'une démarche saccadée s'éleva dans son dos.
D'horribles râles la ponctuait.
Il se retourna promptement. Un sourire presque moqueur se dessina sur son visage. La bête, bien qu'encore plus imposante que la première, était bien trop loin pour l'inquiéter. Il épaula son fusil et visa l'abomination en pleine course. Mais cette dernière, devinant mystérieusement que le canon délivrait la mort, évitait à tout prix de se retrouver dans sa ligne de mire. Elle louvoyait entre les larges troncs, sautait brutalement de côté, s'aplatissait au sol pour ramper à une allure démentielle, prédisant les mouvements du fusil, comme douée de prescience.
Elle n'était plus qu'à dix pas !
La terreur convulsa le doigt sur la gâchette. La créature passa à travers les volées de tirs sulfureux. Bondit. S'écrasa sur Kyle. L'impact les envoya tous deux rouler au sol. Le fusil s'envola dans le chaos. Le poids de la créature enfonça la poitrine du chasseur dans la boue. Les griffes labourèrent la fourrure. Les crocs se plantèrent dans un bras, dressé en défense désespérée.
La bête gronda, resserrant l'étau de sa mâchoire, secouant sa gueule pour faire hurler sa victime de souffrance. Elle planta son regard nimbé de la lueur sanglante dans celui de son prochain festin qui, dans une vocifération inhumaine et de son seul bras libre, lui asséna de violents coups de poing sur son front fuyant. La créature vomit une exclamation presque vexée tout en recrachant le membre. Elle prit un léger recul, tout juste suffisant à viser la gorge de cette proie récalcitrante, et ouvrit son gouffre béant hérissé de crocs. La gueule frappa à la manière d'un serpent.
En lieu de chair, elle se referma sur l'acier d'une lame.
Le katana s'extirpa violemment en une volée de canines ensanglantées. La créature mugit atrocement, tenta une retraite. Le fil de l'arme lui ouvrit la jugulaire. Un déluge chaud et visqueux éclaboussa Kyle. Il s'arc-bouta de tout son corps pour faire chanceler la créature sur le côté. Elle bascula et s'effondra au sol, incapable d'opposer de résistance, mais toujours vivante. Ses naseaux se dilataient atrocement à la recherche d'un air qui ne parviendrait plus jamais à ses poumons.
Kyle s'éloigna du monstre agonisant en glissant de toutes ses forces sur le dos. Il ne se releva qu'une fois à bonne distance. Effaré, il vit la créature ramper dans son sillage, patte après patte, en d'horribles convulsions, son râle étranglé en gargouillis sanglant. Il se jeta sur son fusil et larda la créature squelettique de lasers. Même quand le râle s'éteignit, que la poitrine ne se souleva plus, que les orbites se muèrent en deux globes obscurs, la pluie ardente ne s'interrompit pas. Seule la surchauffe de l'arme, qui lui cuisit les paumes, fit prendre conscience à Kyle de la mort de la créature.
Il se figea à l'écoute du moindre bruit.
Plus rien.
C'était le dernier.
— Stupides bestioles... grogna-t-il en tombant à genoux. Vous êtes même trop connes pour crever !
L'adrénaline refluait pour laisser place au vertige de la souffrance et de la fatigue. Avant d'examiner ses plaies, il essuya et rangea le katana dans son fourreau. Sans le mouvement de recul qui avait précédé l'ultime assaut de l'abomination, jamais il n'aurait pu le dégainer. La lame opaline lui avait une nouvelle fois sauvé la vie.
Ainsi, il devait l'avouer, qu'une sacrée dose de chance...
Il se défit de son manteau de fourrure. Contre toute attente, seules les couches de tissu de son bras gauche s'imprégnaient de légères tâches pourpres. Plus étrange encore, l'habit au sol gardait un semblant de forme humaine même sans corps pour le structurer. Kyle en extirpa la raison de la manche gauche, mise en pièce par le monstre : une fine plaque noire de tissus semi-rigide. Du moins, ce qu'il en restait. Les couches de fibres de carbone, de kevlar et de métaux composites n'étaient plus que lambeaux. Une protection de classe militaire, ultra-légère, capable de stopper les balles et les couteaux de combats, mais pas l'acharnement d'un némésis. Ni l'énorme pression de sa mâchoire qui paraissait toujours comprimer le bras de Kyle.
Ce condensé de haute-technologie provenait, tout comme le fusil laser, de son service pour la protection du père de Sophie, de sa famille et de son domaine. Il les avait extraits de l'armure, pas assez chaude pourle climat sibérien, afin de les coudre dans la doublure de son manteau. Sans cet artifice, son bras aurait été broyé en une bouillis d'os et de chair. À condition, bien entendu, qu'il en soit resté quelque chose.
Il inspecta sommairement les autres protections. Tout au plus celles du torse étaient-elles légèrement déformées. Rien de grave. Tout comme ses blessures. De simples estafilades. La chair bleuie d'ecchymose de son avant-bras ne tarderait pas elle aussi à reprendre une couleur normale. Il tira tout de même un rouleau de gaze antiseptique d'une poche de son manteau (un cadeau de Zed, cette fois) et banda les plus grosses effusions de sang.
Une fois sa tâche achevée, un bruit le fit sursauter. Un vulgaire couple de corbeaux. Ils croassaient de joie à la vue du repas de roi qui les attendait. Les corps des némésis, bien entendu, mais aussi celui du loup. Et d'un autre morceau de cadavre, se confondant parmi les racines noueuses d'un épicéa, qui avait jusqu'à présent échappé à la vigilance de Kyle.
Une jambe. Arrachée net au-dessus du genou. Humaine.
Cette vision provoqua une décharge de douleur dans le crâne de Kyle. Un mugissement s'échappa de sa gorge. Un souvenir luttait dans les tréfonds de sa mémoire, déchirant les lestes qui le confinaient à l'oubli pour remonter à la surface.