13 : 15, forêt de Zarif, clairière de Noa, an 9075 apr. l. T-H(1)
— Tu crois qu'ils sont toujours là, l'ami ? chuchota Klaus, d'un ton méfiant.
Le cliquetis d'un chargeur se fit entendre.
— T'as ta réponse ! s'écria Jenkins.
Une autre rafale fusa dans leur direction. Un tronc, faisant office d'abri, encaissa la plus grande partie des dégâts. Le cadre serein de Noa se transforma en un champ de tir. Les créatures de ce lieu furent forcées de se retirer, face à une atmosphère recouverte de fumée, exhalée par l'odeur de plomb et de cuivre des canons.
Au bout de ce qui semblait une éternité, les détonations s'estompèrent. La voix enrouée et hystérique du chef des mercenaires retentit :
— Dites donc, mécréants ! Ce n'est pas très aimable de nous faire gâcher autant de munitions, gloussa-t-il. Pourquoi ne pas simplement vous montrer et nous laisser faire le reste, c'est assez convenable, non ?
Les rires moqueurs de ses acolytes ne manquèrent pas de suivre.
— Merci, mais sans façon, répliqua fièrement l'officier Jenkins.
Jenkins et Klaus se trouvaient en mauvaise posture. Ils s'étaient retrouvés piégés au milieu d'une bande de malfrats, à la moralité douteuse, qui les avait pris en chasse. Des pirates ayant pour seul but dans la vie de dégotter des avis de recherche d'individus aux primes exorbitantes, en plus de piller les valeureux guerriers de l'Alliance. Les deux hommes avaient trouvé leur salut provisoire dans les profondeurs insolites de Zarif.
Le regard nerveux de Jenkins se focalisa sur son blaster, à court de munitions. Il plaqua fortement sa nuque contre le tronc d'arbre, les yeux fermés. Son visage fin portait des coupures sanguinolentes. Des mèches rebelles étaient collées sur son front tandis que des gouttes de sueur perlaient sur ses joues.
— Et moi qui voulais simplement boire un verre au « Croque-mort », maugréa-t-il.
Le chevalier Klaus, à travers son heaume cabossé et marqué par les guerres, compatit. Pénétrer au sein du territoire pirate du Nord comportait des risques, même pour une mission d'infiltration. Ils venaient tous deux d'en faire les frais.
— Cela n'est guère étonnant, dit-il. En foulant leurs terres, nous sommes devenus des proies faciles.
— Tout de même. Comme si les événements actuels n'étaient pas assez macabres, il a fallu qu'on vienne se planquer dans cette forêt maudite !
Connu pour ses mille lieux atypiques, le royaume onirique de Zarif regorgeait aussi bien de créatures effroyables qu'un fléau redoutable. Ainsi, les continentaux surnommaient ladite forêt « Là où la mort est certaine ! »
Jenkins guetta derrière le tronc, en direction des mercenaires. La panique le saisit lorsque leurs assaillants débouchèrent des buissons à quelques mètres d'eux.
— Ça craint ! s'irrita-t-il, impuissant face à la situation. Ils rappliquent vers nous. Tu pourrais de nouveau faire appel à ta faculté pour nous tirer d'là ?
— Hélas, je suis à court de force. J'en suis... incapable.
Jenkins inspecta une dernière fois les alentours, à la recherche d'un moyen de défense. Peine perdue. En outre, le sentier le plus proche, bouché par les pillards, ne leur offrait aucune échappatoire.
Les pirates se rapprochaient. Un pistolet à silex empoigné dans sa main ornée de bagues, leur leader avait hâte de toucher la prime de leur captivité. Le bruit alléchant d'un sac d'or résonnait dans son esprit, lorsqu'il fut arraché à sa douce rêverie à l'appel brusque d'un de ses sbires.
— Chef ! On doit déguerpir d'ici, illico !
Ledit chef orienta légèrement la tête dans sa direction, sans pour autant détourner ses yeux marrons de l'arbre qui servait d'abri aux fugitifs.
— T'as trop bourlingué du rhum ou quoi ? On est sur le point de les capturer et tu veux qu'on fasse demi-tour ?
— Mais, Chef... nous commençons à subir les effets du Crisis, gémit le sbire en examinant son avant-bras, déjà infecté par le fléau.
À ces mots, il survola ses hommes du regard. Pris d'une soudaine brûlure l'irradiant l'abdomen, sa main souleva vivement son vêtement pour inspecter son ventre qui présentait des luisances préoccupantes. En moins d'une demi-heure, le Crisis pénétrerait leurs vaisseaux sanguins, suivrait chaque ramification, à la recherche de l'organe vital. Ce phénomène s'accompagnerait de lacérations progressives, douloureuses et mortelles. Cette vision colorée et évolutive de l'infection du Crisis s'avérait de toute beauté.
— Il nous reste à peine l'temps d'faire demi-tour et d'cavaler hors d'cette forêt, Chef ! s'inquiéta un second sous-fifre.
La réponse du meneur ne fut qu'un silence pesant. Sa mâchoire contractée et ses poings serrés trahissaient d'ores et déjà une décision irrévocable. Impossible de les abattre, sinon adieu la prime de leur capture. De plus, à quoi bon servirait un sac d'or, s'ils se retrouvaient six pieds sous terre, avant même de l'avoir dépensé ?
Alors qu'il s'apprêtait à dénouer ses lèvres, une ombre furtive le força à pointer son regard sur sa gauche.
Sapristi ! qu'est-ce que c'était ?
Aidé de l'éclairage d'infimes rais solaires, il crut apercevoir une silhouette à travers un feuillage au loin. Une deuxième fulgura, derrière lui. Le cœur battant à tout rompre, l'urgence marquait désormais ses traits faciaux.
— Allez, tout le monde, on se replie ! De toute façon, d'autres gibiers n'attendent que nous, à l'extérieur.
Le chef tourna les talons, restant sur le qui-vive.
— Laissons ces rats de cale, ils sont condamnés. Si le Crisis ne les extermine pas avant, les bêtes qui grouillent ici s'en chargeront. Adieu, bande de scélérats ! claironna-t-il d'un rire moqueur, avant de disparaître dans les bois avec sa troupe.
Jenkins jeta une œillade prudente derrière lui pour constater, avec grande surprise, que les pirates s'étaient vraiment éclipsés. Il fronça des sourcils suspicieux, face à ce repli trop brusque à son goût, malgré le danger omniprésent du Crisis. Il n'eut cependant le temps de s'y attarder, qu'une sensation de décharges et de fourmillements l'obligea à crisper les paupières.
D'un geste lent et mesuré, la peur au ventre, il retira avec soin le gantelet de son armure de combat. Comme si sa peau était en proie aux brûlures, le Crisis compressait ses tissus internes. La douleur s'accentuait, à mesure que l'énergie bleue se propageait le long de son bras. Le son d'un gémissement sifflant sur sa droite l'incita à porter un regard urgent à Klaus. Le souffle court du chevalier en disait long sur son état physique, alors que des teintes lumineuses apparaissaient sous son casque d'argent.
Leur temps sur Zarif arrivait à son terme.
La tête levée vers le ciel, la mélancolie submergea Klaus.
— Donc, soit nous trépasserons par le Crisis, soit nous servirons de repas aux bêtes sauvages de cette forêt, résuma-t-il. Quelle infortune !
Jenkins le fixa longuement.
— Par tous les saints ! cesse donc de me mirer ainsi, soupira le chevalier d'un air agacé. Qu'y a-t-il ?
Le sourcil arqué, l'officier de Storm dévisagea son frère d'armes d'un air perplexe.
— Je ne m'y ferai jamais à ton langage de l'Antiquité, Klaus.
— Si je puis me permettre, je me languis dans mes efforts acharnés à m'abaisser au tien. Cependant, il me plaît de penser qu'un tel outrage vis-à-vis de ma noble personne fût nécessaire.
— Et c'est le cas, partenaire, adhéra Jenkins d'un maigre sourire. Si je dois crever aujourd'hui, je suis heureux de mourir au côté d'un allié et ami loyal.
Il tendit son poing serré vers le chevalier, une expression chaleureuse sur son visage :
— Frères d'armes jusqu'au bout ?
Accoutumé aux étrangetés culturelles du soldat, Klaus cogna son poing contre celui de son partenaire.
— Frères d'armes jusqu'au bout !
Alors qu'ils s'étaient résolus à l'imminence de leur mort, un calme insolite s'empara tout à coup de la clairière de Noa. Le lieu s'enferma dans un mutisme inquiétant au point qu'à la ronde, aucun bruit ne retentit. À cet instant, le climat de tension sembla plus lourd et l'angoisse s'empara des deux alliés. Leur regard, hypnotisé droit devant, leur fit voir une chose qui marquerait, à jamais, tant leur esprit que leur existence.
À quelques mètres d'eux, deux individus, aux allures d'adolescents, avaient surgi de nulle part. D'un côté, un jeune homme assis sur un tronc d'arbre couché, au buste penché en avant et les mains croisées. Ses yeux atypiques brillaient anormalement d'un bleu étincelant. De l'autre, une fille élancée se tenait à ses côtés, une lance fixée dans le dos. La posture des deux silhouettes ne trahissait aucune anxiété ni peur, mais une détermination inébranlable. Les ombres, émanant de la clairière, qu'ils revêtaient tel un voile, leur conféraient un côté mystérieux.
Pourtant, ce qui glaça le sang de Jenkins et Klaus fut leur aura. D'un bleu électrique, elle illuminait les tatouages qui épousaient une bonne partie de leur corps.
Les yeux écarquillés de stupeur, Jenkins en vint à oublier la douleur causée par le Crisis. Il fut le premier à rompre le silence suffocant.
— Par tous les saints !...
— Si je me réfère à votre culture, formula le chevalier dans le même état atterré, je... je crois que l'expression équivalente serait... Oh, bordel !
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(1) apr. l. T-H : abréviation de "après le Teh-Haya".
Pour les Allevardiens, le Teh-Haya est l'ère qui marque le crash de la comète (porteuse du Crisis) sur Zarif, l'apesanteur soudaine d'Allevard, le changement de l'écosystème de la forêt par le Crisis et l'aube des premiers Tchivas.
L'histoire se déroule donc 9075 ans, après ces évènements.