Sur l'Esplanade Rouge, le sang s'écoulait sur le bois tandis que le soleil s'élevait dans le ciel, emportant avec lui une ambiance lourde et silencieuse...
Safia et Alex rasaient toujours les murs, au cas où les deux dragons referaient surface dans le ciel. Garder secret le lieu où ils emmenaient Emelï était primordial s'ils souhaitaient avoir un moyen de pression sur les voyageurs de la Vallée.
Alors qu'ils continuaient leur route entre les maisons en toits de chaume, se fondant dans les ombres matinales, Alex attrapa le poignet de Safia et la stoppa dans sa course.
- Si tu veux voir de tes propres yeux ce qu'ils font à la petite, il faut te dépêcher, cela ne dure pas cent ans ! s'exclama-t-elle en fronçant les sourcils.
Le jeune Khyazgaar adoucit son visage alors qu'il regardait son amie avec tendresse. Cette dernière se calma immédiatement.
- Seule toi et Sooney pouvez entrer n'est-ce pas ?
Safia fronça de nouveau les sourcils en répondant d'un ton imprégné d'évidence :
- Oui tu le sais bien, ça a toujours été comme ça.
Alex caressa doucement le poignet de la tigresse qu'il tenait toujours avant de suggérer :
- Justement, si seuls vous deux et Wanda avez la permission d'entrer, c'est qu'il y a des raisons. Il vaudrait peut-être mieux que Sooney ne me voit pas.
La jeune fille esquissa un sourire mesquin imbibé d'amusement alors que son regard le défiait :
- Tu connaissais les risques en me demandant d'accepter de t'y conduire et de t'y faire rentrer. À toi d'en assumer les conséquences.
Alex pesta intérieurement en se pinçant les lèvres. S'il était découvert, les conséquences pourraient être terribles. Il la supplia alors du regard, détestant en parallèle cette position de faiblesse :
- J'ai besoin de toi Safia. Tu connais mieux que moi les habitudes de Sooney. Il doit y avoir un moyen pour que j'entre sans être vu.
La Tigresse soupira et tourna les talons pour reprendre sa route.
- SI tu continues, tu ne verras rien du tout. Dépêchons.
Mais Alex referma plus fermement son emprise sur le poignet de la jeune Khyazgaar.
- Je t'en prie.
De dos, Safia leva les yeux au ciel avant de se mordre la lèvre inférieure. Elle prenait assez de risque en le conduisant là où il n'avait pas le droit d'être, elle ne voulait pas avoir de plus gros problèmes en déjouant la vigilance de Sooney. Mais le contact du jeune homme au niveau de son poignet lui rappela qu'elle ne supporterait pas de le voir châtié.
D'une voix presque inaudible, elle murmura :
- Il y a deux entrées. Tu n'auras qu'à passer par derrière pendant que je passerai par devant. Sooney n'a aucune raison d'être méfiant. Personne ne s'est jamais intéressé à ce qu'on faisait subir aux jeunes troublants.
Un sourire s'étira sur le visage d'Alex alors qu'il passait une main dans ses cheveux dépareillés. Ses yeux vairons brillaient d'une fine malice que Safia ne put pas voir.
- Alors en route.
Les deux Khyazgaar se remirent à courir.
Le temps s'écoulait.
Le sang s'écoulait.
Le village n'était guère étendu, et les deux jeunes gens eurent rapidement atteint ses limites. Mais Safia ne s'arrêta pas pour autant et continua sa course effrénée à travers les bois, au nord du clan. Chacun de ses pas posés au sol était contrôlé, assuré. La souplesse de la tigresse se ressentait dans le moindre de ses mouvements alors que le félin vivait à l'intérieur de son âme. Alex était impressionné par l'agilité dont faisait preuve son amie, même lorsqu'il s'agissait d'une simple course à pied.
Esquivant les arbres, sautant par-dessus les racines, les deux jeunes gens finirent par rejoindre un chemin tracé de cailloux. Au bout de ce chemin, se dressait une porte, encadrées de pierres grises.
Safia ralentit l'allure pour finalement s'arrêter devant le panneau de bois. Ce dernier semblait sur le point de s'effondrer. Rongé par les insectes et les végétaux, cette porte semblait dater d'un autre temps, terriblement ancien. La poignée n'était qu'un simple bouton de fer rouillé, enroulé par du lierre rampant qui recouvrait presque entièrement les pierres qui soutenaient la porte au milieu de cette nature.
Sur ce panneau de bois, étaient encore visibles des symboles gravés. Mais ils étaient totalement inconnus à Alex, et le temps avait fait son œuvre en effaçant une partie des sigles étrangers.
- Je vais passer par là. Toi tu n'as qu'à contourner cette porte, et plus loin, au sol, tu devrais trouver une trappe. C'est par là qu'il te faudra entrer.
Le jeune homme hocha la tête et remercia son amie.
- Ne te fais pas prendre, ajouta-t-elle en souriant.
- Jamais.
Les deux Khyazgaar se regardèrent dans les yeux, un sourire sur les lèvres, puis Alex tourna les talons et contourna la porte montée de pierres.
Il ne fut pas surpris de constater que derrière celle-ci, se tenaient simplement d'autres pierres qui formaient une sorte d'abris. La porte qu'il venait de dépasser menait simplement à un escalier qui descendait sous le sol. Voilà pourquoi il n'y avait aucun bâtiment derrière la vieille porte.
Sans perdre de temps, Alex continua droit devant lui, les yeux rivés sur le sol, cherchant une trappe des yeux. Au fur et à mesure qu'il avançait, il traînait des pieds, espérant ainsi rencontrer une texture autre que de l'herbe sous ses semelles. Ses yeux foulaient le sol à la recherche d'un pan de bois, d'un crochet, n'importe quoi qui pourrait ressembler à une trappe.
Mais alors que seules les fleurs daignaient trouver son regard, son pied gauche racla quelque chose, provoquant un bruit de frottement. Alex s'immobilisa en tournant son regard vers son pied gauche. Rien, il ne voyait que de l'herbe. Le jeune Khyazgaar fronça les sourcils et donna un grand coup de pied dans le sol.
Un lourd craquement se fit entendre alors que la jambe d'Alex traversait le bois de la trappe. Retenant un cri de douleur, le jeune homme bicolore mordit son poing en jurant intérieurement. Le pan de bois avait cédé avec fracas, il n'osait plus bouger, le cœur battant, attendant ainsi, immobile, une jambe à moitié dans le vide alors qu'il était tombé à genoux. Personne ne m'a entendu, dites-moi que personne ne m'a entendu.
Restant ainsi de longues secondes qui parurent une éternité, le jeune homme était parfaitement immobile, mordant son poing, attentif aux moindres sons, s'attendant à tout moment à l'arrivée de Sooney alerté par le craquement de la trappe.
Finalement, Alex s'autorisa à respirer de nouveau. Les sourcils froncés, il tourna son regard vers sa jambe. Le bois s'était rompu sous la force de son coup de pied, et sa chair était griffée et entaillée par les copeaux. Prenant son courage à demain, le jeune homme se releva, retirant ainsi sa jambe coincée. Une grimace de douleur défigura son visage alors qu'il serrait les dents pendant que le bois arraché finissait de lacérer sa peau.
Sa peau écorchée était à vif, recouverte de sang.
Finalement, il réussit à se dégager complètement, non sans cracher quelques jurons entre ses dents. Son mollet saignait, mais il ne ressentit aucune grande difficulté à rester debout, ni même à s'appuyer sur sa jambe. Une vague de soulagement s'empara du Khyazgaar.
Mais il avait déjà perdu assez de temps. Alex se raccroupit, et tata la trappe enfoncée de ses mains. Quelques secondes lui suffirent pour trouver une poignée en fer, dissimulée dans les herbes verdoyantes du bois. D'un geste sec, il tira dessus, et pu ainsi ouvrir la trappe entièrement.
Il n'y avait rien. Seulement du vide et une obscurité profonde. Le jeune homme fronça les sourcils et essaya de distinguer quelque chose. Il se mit alors à plat ventre dans l'herbe, la tête dans le vide, plissant les yeux à la recherche de quelque chose, n'importe quoi auquel il aurait pu se raccrocher.
Mais heureusement, sa vue s'habitua très rapidement à l'obscurité, et il fut très vite capable de repérer plusieurs choses dans le noir. Sa vue nocturne l'aida grandement. La trappe menait en fait à une sorte de caverne souterraine, et contre un mur, juste en dessous d'Alex, étaient accrochés des barreaux de fer. Une échelle.
Le jeune homme ne perdit pas plus de temps, et sans réfléchir, il s'engouffra dans la trappe et se rattrapa aux barreaux, amorçant sa descente dans l'obscurité. Il ne mit d'ailleurs pas longtemps avant de rejoindre le sol. L'atmosphère était humide et étouffante. Des bruits de gouttes d'eau tombant au sol rythmait le silence de cette caverne.
Faisant confiance à sa capacité de vision nocturne, Alex s'avança dans le noir, et constata que le sol était glissant. Lorsqu'il s'approcha d'une paroi, il ne fut pas surpris de sentir la roche mouillée. Les sourcils froncés, le jeune homme bicolore observait autour de lui, mais il n'y avait rien. Absolument rien.
Mais alors qu'il se demandait si Safia ne s'était pas joué de lui, un cri aigu retentit et résonna. Alex tourna brusquement la tête. Emelï. D'un pas moyennement assuré, mais hâtif, le jeune Khyazgaar suivit la direction depuis laquelle il avait entendu le cri. À droite. Longeant les murs trempés, ne faisant pas attention aux gouttes qui tombaient et s'écoulaient sur son visage, Alex avançait rapidement, prenant garde de ne pas glisser.
Finalement, il repéra une ouverture dans le mur, et s'y engouffra sans hésiter. Le passage était très étroit, et il du avancer sur le côté en se grandissant et en rentrant son ventre au maximum. La pierre froide griffait sa peau alors qu'il avançait le plus rapidement possible. Une lueur orangée brillait devant lui.
Moins d'une minute plus tard, Alex déboucha sur un grand espace éclairé par plusieurs torches. Au centre de cette sorte de salle souterraine, se trouvait une immense cage de fer, dans laquelle se tenait une petite fille recroquevillée. Tremblante et en pleur, allongée sur le sol de sa cage, Emelï était effrayée.
Soudain, des voix retentirent et resonnèrent sur les parois de la caverne. Alex se précipita derrière un gros rocher non loin de lui. Accroupit, collé contre la pierre, le cœur battant la chamade, il attendit. Les voix se rapprochaient rapidement, et il n'eut aucun mal à reconnaitre celles de Safia et de Sooney.
- ... combien de temps ? demanda la tigresse.
- Je ne sais pas, je n'ai jamais vu de cas semblable.
Le bruit de leur pas resonnait alors que de temps à autre, ils semblaient marcher dans des flaques d'eau.
Alex restait parfaitement immobile, tous ses sens en alerte. Il ne pouvait pas les voir, mais il concentrait toute son énergie à les écouter et à se reconstituer la scène intellectuellement.
- Tu n'as vraiment aucune idée du moment où elle pourrait être libérée de sa Phase Troublante ?
Les voix étaient beaucoup plus proches. Beaucoup trop.
Le jeune Khyazgaar observa le sol à côté de lui. Sooney devait très certainement tenir une torche, car leurs ombres étaient apparues, et semblaient légèrement mouvantes. Ils se tenaient juste derrière le rocher duquel se cachait Alex.
- Non, cela peut se faire d'ici quelques heures, comme d'ici quelques semaines. D'un côté elle semble presque prête, presque débarrassée de la Magie Noire, mais par moment, elle semble complètement possédée par elle. C'est la première fois que je vois une telle ambivalence, même après plus d'un mois de Phase Troublante.
- Tant qu'Emelï sera possédée, les dragonniers resteront ici, marmonna Safia.
Alex serra les dents, mais resta parfaitement immobile et silencieux.
- Je sais que c'est difficile pour toi de les voir ici. Mais nous devons rester cordiaux si nous voulons que la paix règne au sein du clan. Il va falloir s'habituer à leur présence. Tant qu'Emelï ne sera pas guérie, ils resteront à nos côtés.
Un claquement de langue retentit, et Alex n'eut pas grand mal à deviner qu'il provenait du mécontentement de Safia.
- Bien !
Sooney s'était exclamé avec force en se déplaçant dans la salle souterraine. Son ombre quitta le coin du rocher derrière lequel se tenait le jeune Khyazgaar bicolore, suivie de celle de Safia.
- Je pense qu'Emelï a assez souffert pour aujourd'hui. Tu es arrivée un peu tard si tu voulais assister à son malheureux sort. On va la laisser se reposer quelques temps, puis nous reviendront la chercher pour la reconduire dans son autre cage.
- Pars devant, je te rejoins.
Alex entendit les pas de Sooney s'éloigner, mais pas ceux de la Tigresse.
Cette dernière attendit d'être certaine d'être seule pour murmurer :
- Alex, si tu comptes rester ici plus longtemps que moi, prend garde à la cage. Ne la touche surtout pas. Et ne te fais pas prendre, ils reviendront bientôt.
Et sur ces conseils donnés à l'aveugle, le jeune homme entendit enfin la jeune femme s'éloigner. Il ne prit cependant pas le risque de se redresser de suite, mais attendit de longues secondes supplémentaires.
Enfin lorsqu'il fut sûr d'être seul, il sortit de sa cachette et s'avança à la lumière des torches, face à l'immense cage. La petite fille était dans un état déplorable, sale, recouverte de sang et de larmes, maigre et recroquevillée sur elle-même.
Alex se tenait debout, à moins d'un mètre de la prison de fer. Ses cheveux blancs et noirs reflétaient différemment la lumière des torches accrochées aux murs autour d'eux. D'une voix basse et qui se voulut douce, il apostropha :
- Emelï.
Mais la fillette échappa un sanglot et se renferma un peu plus sur elle-même.
- Emelï, je ne peux pas te sortir de là tout de suite, mais j'aimerai savoir ce qu'ils t'ont fait.
La petite tête blonde resta dissimulée dans ses bras, sans bouger.
- Je viens de la part d'Aïkida, ta sœur.
Alex attendit quelques secondes, et ses paroles eurent de l'effet.
À l'évocation du nom de sa grande sœur, Emelï redressa lentement la tête. C'est là qu'Alex fut frappé de plein fouet par leur ressemblance. Il n'y avait pas fait attention la première fois, mais les deux sœurs se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Ses yeux d'un bleu cristallin avaient la même forme légèrement arrondie, ses cheveux clairs et sa peau blanche comme neige la rendait incroyablement ressemblante. Alex se trouvait devant Aïkida, quelques années en moins, et cette vision le perturba.
Son cœur se serra devant le regard empli de détresse d'Emelï. Cette dernière s'était levée, tremblante sur ses jambes frêles, et s'était approchée au plus près des barreaux qui la retenaient prisonnière.
Le jeune homme, lui, était perturbé devant la petite sœur de la Fille Gelée. C'était comme s'il voyait Aïkida souffrir elle-même. D'une voix grave, il redemanda :
- Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ?
Un sourire s'étira alors sur le visage de la petite fille.
D'un mouvement vif et rapide que le jeune homme n'avait pu prévoir, Emelï s'agrippa fermement aux barreaux et se mit à grimper à l'intérieur de la cage pour se trouve à la même hauteur que son interlocuteur. Son visage s'était entièrement transformé. Recouvertes d'écailles vertes et tranchantes, sa peau était devenue visqueuse alors que ses mains prenaient une forme différente. Des sortes de ventouses sortirent de ses paumes, ce qui lui permit de rester accrochée aux barreaux alors que ses ongles s'allongeaient en griffes acérées.
Alex avait fait un pas en arrière, les yeux écarquillés, bouche bée devant la petite fille qui s'était transformée en lézard en une fraction de seconde. Ses yeux étaient devenus globuleux alors qu'une fine membrane visqueuse recouvrait par moment ses pupilles verticales. La créature souriait, dévoilant ses nombreuses dents acérées.
La moindre parcelle de peau en contact avec le fer de la cage semblait brûler. Une sombre fumée noire s'échappait des mains/pattes d'Emelï, ainsi que de son visage en contact avec les barreaux. Le métal rougeoyait dans un crissement horrible, et chauffait au contact de cette créature reptilienne.
Un sifflement sortit de la gorge d'Emelï alors qu'une longue langue fourchue et noire s'agitait entre ses puissantes mâchoires. Elle ne semblait pas craindre le métal magique dont était forgée la cage.
- Tu diras à ma chère sœur que ce qu'ils me font subir n'est rien à côté de ce que je lui réserve.
Alex fixait la créature avec effrois, le cœur battant la chamade.
Soudain, des bruits de pas retentirent sur sa gauche. Il n'avait plus le temps. Le jeune Khyazgaar fixa une dernière fois la petite Emelï devenue monstre, avant de tourner les talons et de s'engouffrer au pas de course dans l'étroit passage obscur.
Quelques minutes plus tard, alors qu'Alex refaisait surface au soleil, il s'allongea dans l'herbe. Son cœur tambourinait dans sa poitrine alors qu'il sentait sa peau fourmiller. Les rayons du soleil éclairèrent sa peau qui fonçait légèrement au fur et à mesure tandis que ses cheveux reprenaient leur longueur et leur couleur d'origine. Ses iris reprirent leur teinte émeraude tandis que sa carrure de dragonnier reprenait du volume.
Fixant le ciel bleu au-dessus de sa tête, Tarek semblait déstabilisé, perdu. Il passa ses mains sur son visage en soupirant profondément.
Je ne peux pas annoncer ça à la p'tite gelée.
Ses pires cauchemars étaient réels.