Les yeux de Tim se remplissaient de larmes. L'atmosphère légère que Sy appréciait depuis peu se dissipait déjà. Ne laissant place qu'à des regards lourds et des reniflements bruyants.
Sans rien dire et avec un léger sourire, Sybille tendit le deuxième gobelet de café à son ami. Elle l'avait acheté pour Margot, pensant que son texto matinal était un prétexte pour traîner avant les cours.
Mais la triste vérité la replongeait encore une fois dans une histoire qui ne la concernait pas. Loin d'être indifférente aux malheurs de Tim, l'adolescente voulait néanmoins mettre une distance entre elle et cette tristesse. Une tristesse contagieuse qui pouvait très vite la replonger dans les épisodes noirs de sa vie.
Tim remercia Sy avec un sourire douloureux. Il tenta de retrouver la maîtrise de la parole :
_Elle arrêtait pas de dire qu'elle m'avait cramé. Qu'elle nous avait vu tout les deux... Mais vu quand ?! Expliqua-t-il la voix tremblante.
Quand ? Jade avait eu de nombreuses occasions d'interpréter de travers leurs échanges platoniques.
Quand on veut voir le mal partout, on finit par en faire aux autres.
Et Tim était le premier à en pâtir. Parce qu'elle était jalouse. Possessive. Égoïste et amoureuse.
Pourquoi Sy devenait systématiquement l'ennemie, la fille à exclure ? Elle n'avait pourtant jamais fait quoique ce soit contre Jade. Contre personne d'ailleurs. Les règles étaient faites pour ça :
Ne faire souffrir personne.
Donner du plaisir à tous.
Ne pas briser de couples.
Ne pas briser de familles.
Ne pas briser de vies.
Ne pas tomber...
Amoureuse.
Les yeux ternes de Tim lui firent penser à ceux qu'elle avait vu ce jour là. Ce jour funeste où à travers la lumière bleue d'un écran, elle avait vu s'éteindre la dernière étincelle d'espoir dans ses yeux d'un bleu éclatant.
_Est-elle au courant pour...
... La lettre ?
_Bien sûr que non. Ça ne la regarde pas. Répondit Tim sans que Sy ait besoin de finir sa phrase.
_Euh, j'ai raté un épisode ? Dit Mattéo toujours accroupi près de son ami.
Sy se figea, les yeux ancrés sur le couvercle de son gobelet.
_Vous nous cachez des trucs tous les deux ? Demanda Margot.
Sy et Tim échangèrent un regard. Un regard qui n'avait pas besoin de mots pour se mettre d'accord. Chacun était le gardien du secret de l'autre. Chacun avait intérêt de garder cela privé :
_Elle se fait des films... Continua Tim en ignorant les jumeaux. Elle t'en veut.
_Tu m'étonnes. Pesta Matt. Il y a de quoi être vé-nère quand on est cocu...
Sybille se tourna vers lui. Il portait sa chemise grise par dessus un tee-shirt des Gorillaz. Le poing serré sur son genoux replié, Mattéo lui jetait un regard glacial.
"Ok. Lui aussi est jaloux. Manquerait plus qu'il soit amoureux..."
_Ok... Il y a un peu trop d'ondes négatives ici. Dit Sy. Prévenez moi quand vous serrez calmé...
Sy se redressa. Elle ne voulait pas rester entre le regard cupabilisateur de Matt et les jérémiades de Tim. La lycéenne regarda Margot qui se mordait nerveusement la lèvres.
_Il faut que tu ailles lui parler. Dit la blonde.
_Quoi ? Non. Ria Sy.
_On déjà essayé de lui faire entendre raison mais elle reste optue. Si elle a ta version, ça pourrait peut-être s'arranger.
_Non. Je ne pense pas qu'elle écoutera. Se moqua Sy.
_C'est à cause de toi. Assumes Sy. Cracha Mattéo. Je sais pas ce qu'il se passe entre vous mais... Tu peux pas laisser mon pote comme ça.
Sybille se retourna vers les deux gars assis sur le sol. Elle ne voulait pas s'en mêler. Ni être associé à leur problème de couple. Pourquoi se prendre la tête ? Les amours de lycée ne durent jamais.
Sy voulait juste profiter de sa jeunesse, de sa beauté avant qu'elle ne se fane. Pourquoi ses camarades s'évertuaient-ils à croire que ses amourettes éphémères dureraient toute la vie ?
Il n'y a pas de happy end. Il n'y a pas d'amour éternel. Il n'y a que de brefs moments avec des gens de passage. À nous de savoir les savourer en temps voulu et de s'en satisfaire une fois que le temps est écoulé.
Les sentiments sont cruels. Aimer ? Oui, peut-être que c'est agréable. Encore faut-il que cela soit réciproque. Que le timing s'y prête. Que les deux parties aiment sans étouffer, priver l'autre de sa liberté de penser, d'agir ou même d'aimer quelqu'un d'autre.
Très peu de personne savent aimer de cette façon. La plupart des gens s'enferment dans des codes monogames, s'aveuglent pour préserver l'autre, inventent des excuses, se noient dans un orgeuil vain en se disant que jamais il ou elle partira. La plupart des gens n'aiment pas. Ils trompent leur solitude en se prometant la lune.
Pourquoi alors essayer de recoller les morceaux ? Elle a cassé. Elle a cassé le petit coeur de Tim en milles morceaux. Elle ne l'aime pas autant qu'elle s'aime elle-même. L'égoïsme est le premier sentiment de l'Homme, pas l'amour.
Sy l'avait comprit très tôt avec ses parents. Elle comprit que si l'amour n'existait pas, il restait toujours le plaisir charnel. Cette chaude sensation qui embrasait son corps à chaque fois que quelqu'un la touchait. À défaut de ce sentiment illusoire qu'est l'amour, Sybille vouait sa vie à ressentir quelque chose de bien plus fort que ce qu'on pouvait lire dans les romans à l'eau de rose : la passion d'une vie entière en l'espace d'un court moment partagé.
Des ricannements dans le couloir sortirent Sy de ses songes.
_S'il te plaît, Sy. Murmura Tim, les yeux suppliants.
L'adolescente reconnut la voix d'une des élèves dans le couloir : une bande de cinq filles s'écriait et ricannait bêtement. Elles passèrent devant la porte des toilettes. Juliette était parmi elle. La jeune fille montrait un truc sur son portable à l'une de ses amie, Jade.
La métisse arborait un sourire moqueur et ricanait en regardant l'écran. Elle ne semblait pas malheureuse, triste ou même concernée par le drame qui se passait dans les toilettes. À l'observer, elle semblait déjà remise de sa rupture.
Margot tousseta. C'est alors que Jade leva la tête et découvrit ses amis dans les toilettes. Son regard se ternit et son sourire se crispa.
Sy sentit alors les regards pesants de ses amis sur elle. Elle allait le regretter :
_C'est une très mauvaise idée. Soupira-t-elle avant d'avancer d'un pas déterminé vers Jade.
La bibliothèque était quasi déserte. La sonnerie de la première heure de cours n'avait pas encore sonné. La documentaliste organisait des piles de livres sur son bureau tandis que deux, trois élèves se pressaient sur les salles d'études pour finir leur devoirs avant les cours.
Sy et Jade s'asseyèrent l'une en face de l'autre. Jade se demandait encore pourquoi elle avait accepté de lui parler. Elle voulait lui casser la figure. Lui faire mal et l'humilier. C'était son idée fixe depuis la défaite. Depuis qu'elle avait vu le nom de Sy dans la liste des messages envoyés sur le téléphone de ses amis. Depuis que sa mère ait fait référence à cette sublime fille qu'elle avait rencontré le soir de la réunion parents-profs.
"Bien. Deuxième. Bien... Le régime a été porté ses fruits à ce que je vois. Ce n'est pas à Sybille Valmont que ce genre de chose arriverait... La seconde place, sérieusement ?"
Le ventre gargouillant, Jade observait d'un oeil noir Sy poser un sachet de chouquettes sur la table. L'odeur du beurre lui montait à la tête.
_Bien. Je t'écoutes. Dit Sy après avoir bu un gorgée de café.
_Comment ça ? Grinça Jade.
_Apparement je suis responsable de tous tes malheurs. Alors j'écoute. Que me reproches-tu exactement ? Demanda-t-elle de façon détachée.
La miss hésita une seconde. Puis se dit qu'elle ne pouvait plus accepter le sourire suffisant de cette garce :
_Tu es du poison. Je te déteste. Depuis que tu es entré dans nos vies c'est la merde. Tu es devenu le gourou de Margot. Mattéo envoi chier toutes mes copines. Et Tim... Tu lui as retourné le cerveau. Tu es manipulatrice. Tu te sers des gens. Tu es une secte à toi toute seule. Tu es un cailloux dans ma chaussure. Tu as tout fait pour foirer mon concours. Même si tu n'étais pas là, je sais que tu faisais exprès de leur écrire pour qu'ils ne s'intéressent pas à moi. Quand j'ai défilé, ils avaient les yeux rivés sur leur portable. Tu es partout. Tu m'as déconcentré et j'ai perdu. Tu es un cancer dont je ne peux pas me débarrasser. Et je ne peux pas rester avec un type qui fantasme sur une salope comme toi.
_T'as fini ?
Jade s'estomaqua. Son sourire s'élargissait contre le couvercle de son gobelet. Sy passa sa langue sur ses lèvres rouges et lécha la pellicule de café dans ses comissures. Jade essayait de la tuer du regard mais Sy ne sourit que plus fort :
_Jade. Tu es... sublime. Sourit Sy.
Hein ?
_Je veux dire... Tu es magnifique. Tu es la plus belle fille que je connaisse. Et c'est tellement dommage que tu sois si moche à l'intérieur.
"Je vais la tuer."
_Pourtant les autres disent que t'es une fille adorable. Que c'est de cette fille là que Tim est amoureux. Mais je ne veux pas croire que c'est à cause de moi que tu es devenu une telle peste.
Sy piocha un gâteau au sucre dans le sachet et le mangea :
_Je ne suis pas ton ennemie, Jade. Tu vois une menace qui n'existe pas. Je n'ai jamais voulu m'immiscer entre toi et ton copain. Et ça ne changera pas. Il est fou de toi.
_Ah oui ? Et ça c'est quoi ?
Jade sortit un papier chiffonné de son sac et le posa vivement sur la table.
Sy prit la lettre et relut les mots qu'elle connaissait par coeur.
_Tu l'as ensorcelé. Même si tu dis que tu n'as rien fait, tout est de ta faute.
_Tu crois que Tim est l'auteur de cette lettre ?
_Qui d'autre ?!
_Jade, souffla-t-elle, cette lettre a été écrite il y a plus d'un an. Par un gars qui a eu la mauvaise idée de tomber amoureux de moi. Ça n'a rien à voir avec ton mec.
_J'aimerai te croire. Mais tout est faux chez toi.
_Je suis fatiguée par tout ça. Si tu préfères penser que le gars le plus gentil du monde est tomber amoureux de moi alors qu'il t'a dans sa vie, c'est que j'ai vraiment sous estimé ta confiance en toi. Regardes toi, Jade. Tu es parfaite. Pourquoi il poserai les yeux sur moi ? À chaque fois que Tim parle de toi, ses yeux pétillent, son visage s'illumine, et il ne te trouve jamais aucun défaut. Pourquoi cherches-tu à le faire souffrir en ne lui accordant pas ta confiance ? Tim est le petit-ami parfait. Et tu gâches tout. À cause de moi ?
_Si tu le trouves si parfait, j'ai raison de penser que tu veux me le voler, non ?
Sybille leva les yeux au ciel. Jade était vraiment têtue. Elle ne voulait pas lui expliquer clairement ses convictions sur les couples et la vie à deux. Mais il fallait bien :
_Je... Je ne cherche pas de petit-ami. Je ne veux pas être la moitié d'un couple, je veux être entière. Je veux seulement exister. Être moi-même.
Jade réfléchit un instant. Ses arguments étaient convaincants. Mais elle restait Sy. Il fallait des garanties :
_Tu me promets qu'il ne se passera jamais rien entre vous ? Demanda-t-elle plus calme.
_Je ne te promets rien. Je te dis seulement que je ne suis pas intéressée. Tim est un mec super. C'est mon ami.
_Ouais. Un ami comme Mattéo.
_Non. Pas comme Matt.
_D'accord. J'ai envie de te croire. Je te pardonne si tu officialise avec Matt.
_Quoi. Non. S'étrangla Sy. Je viens de te dire que je ne veux pas de petit-ami.
_Ce sont mes conditions pour que je retourne avec Tim.
_Tu ne le mérites pas. S'énerva Sybille. Tu prends Tim comme une transaction. C'est dégueulasse. Tu n'as pas vu sa détresse ? L'amour qu'il te porte ? Tu es froide et cruelle si tu joues avec ses sentiments. Tu sais, ce n'est pas parce que tu es miss que tu es la reine du monde. Que tu peux manipuler les gens et leur vie. Je ne sortirai pas avec Matt juste pour que tu te sentes mieux dans ta peau.
La reine du monde. Non, elle n'était plus rien du tout. Elle était méchante. Juste en colère et malheureuse. Et affamée.
Voir Tim en train de pleurer dans les toilettes. Reconnaître du mépris dans les yeux de sa mère. Diffuser une image de mégère et trouble-fête. Devenir le vilain petit canard depuis que Sybille Valmont et son aura solaire étaient dans le coin... Ses pensées se chamboulaient dans sa tête et les larmes commençaient à s'accumuler sous ses cils :
_Tu as raison. Reniffla-t-elle calment. Je ne suis plus la reine. Je ne suis plus le centre du monde. Mes amis ne me voient plus. Mon mec ne me calcule plus. Et ma mère me déteste. Je ne suis pas froide et cruelle. Je suis juste vide. Tout comme toi j'essaye d'exister... Malgré ton omniprésence.
"Alors cette fille a un coeur finalement ? Qui l'eut cru."
En comprenant enfin son mal-être, Sy ne put qu'avoir de l'empathie pour elle. Sa mère la détestait, tout comme la sienne. Sy se déguisait et jouait un rôle pour lui plaire, alors que Jade s'affamait pour contenter les exigences matriarcales.
_Il y a de la place pour nous deux. Murmura Sy en posant sa main sur la sienne.
Jade releva ses yeux trempés vers cette fille qui restait très amicale malgré toutes ses méchancetés.
_"Chouquette de la paix"?
_Je suis au régime, crétine. Sourit la métisse.
_Crétine toi-même. Rigola Sy. Si tu perds un autre gramme on verra le jour à travers ta peau. Et puis ce putain de concours est derrière toi, non ?
Jade commençait enfin à comprendre son erreur. Cette fille était plutôt chouette finalement. Pourquoi continuer à lutter :
_Et puis merde ! Fuck les galette de riz soufflé ! Ria Jade avant de fourrer sa main dans le sachet.