D'une démarche rapide, Tarek sortit du château sous un soleil froid et hivernal alors que son souffle se matérialisait dans l'air par de petits nuages blancs. Il se dirigea vers la cour des armes et y trouva quelques dizaines de combattants s'entraîner ardûment, y compris Jayse et ses amis.
Ne repérant pas son frère d'armes, Tarek s'avança vers les amis de la Fille Gelée. Ces derniers s'arrêtèrent de combattre quand ils aperçurent le jeune dragonnier.
— Que nous vaut l'honneur de ta visite ? demanda froidement Ponghu, toujours assis au sol.
— Je cherche Leeroy.
Soan ricana et répondit sèchement :
— Il n'est pas revenu depuis votre réunion. Ce n'est pas plus mal.
Le visage de Tarek s'assombrit et il tourna les talons sans prononcer un mot de plus. J'ai un mauvais pressentiment. Et si la p'tite gelée n'avait pas eu d'hallucinations ? Le cœur battant, il retourna au château.
Tarek se dirigea rapidement vers la pièce où la jeune Ilewite avait été soignée la veille, ce sentiment d'urgence l'étouffait. Quand il arriva devant la porte, il ne perdit pas de temps et voulu l'ouvrir. Mais il se retrouva face à un panneau verrouillé. Cela ne rassura en rien le jeune brun, et, fronçant un peu plus les sourcils, il força sur la poignée. Elle lui résista toujours.
— Leeroy ?
Il attendit quelques secondes, la tête contre la porte de bois, mais seul le silence lui répondit. Soudain, le mauvais pressentiment lui étreignit violemment le cœur, et ce dernier se mit à battre la chamade. Un sentiment de panique rongea brusquement la poitrine du dragonnier.
Le visage crispé et la mâchoire serrée, Tarek prit de l'élan et donna un violent coup de pied au niveau de la poignée, le verrou céda dans un claquement. D'un puissant coup d'épaule, il ouvrit la porte et fut stoppé dans sa course par une terrible vision.
— Leeroy !!!
Ce dernier était allongé, face contre terre. Sa peau avait l'aspect de cendres noires alors qu'une odeur nauséabonde de brûlé régnait dans la pièce.
Tarek se précipita au sol et retourna son frère d'armes sur le dos. Il fut horrifié de constater que rien ne lui résistait. Le corps n'avait aucune tenue.
— NON ! Leeroy ! Réponds-moi !
Complètement paniqué, le jeune brun secoua son ami par les épaules, espérant le réveiller alors que les paupières restaient sombrement closes.
— Non non non non ! Ne me laisse pas ! Pas toi aussi !!!
Les yeux horrifiés de Tarek brillaient de larmes alors qu'il tentait en vain de réveiller son frère de combat. Tentant de maîtriser sa panique qui l'étouffait, le dragonnier essaya de calmer sa respiration. Concentre-toi bon sang ! Ce n'est pas le moment de perdre le contrôle ! Il sentit ses mains chauffer d'une flamme brûlante.
Mais alors qu'il allait envoyer une puissante dose de magie dans le corps de son ami, ce dernier ouvrit subitement les yeux et prit une brusque respiration.
Le cœur de Tarek rata un battement quand il aperçut les yeux bleu azur de son frère qui tranchaient avec sa peau noirâtre qui reprenait peu à peu sa couleur dorée. Leeroy toussa violemment et des nuages de poussière noire sortirent de sa bouche alors qu'il semblait s'étouffer.
Le jeune brun, les yeux écarquillés, frappa le dos du jeune dragonnier, et lorsque celui-ci cessa enfin de tousser et qu'il porta un regard reconnaissant vers son ami, Tarek prit Leeroy dans ses bras et le serra de toutes ses forces, encore sous le choc.
— Tu m'as fait la peur de ma vie, espèce d'enfoiré !
Un sourire fatigué s'étira sur les lèvres du jeune blond alors qu'il rendait son étreinte à son frère.
— Moi aussi je suis content de te revoir mon vieux.
Après de longues minutes d'accolade, les deux amis se reculèrent et Tarek s'empressa de demander :
— Mais qu'est-ce que t'as foutu ?!
Les yeux de Leeroy s'assombrirent et son sourire disparut alors qu'il répondait :
— Allons parler ailleurs.
Le jeune brun arqua un sourcil et hocha la tête tandis qu'il se relevait.
— Avant, nous ferions mieux de nettoyer tout ça.
En effet, même dans l'obscurité, le sang était visible sur la pierre.
Othar avait profité de la perte de connaissance d'Aïkida pour défaire ses bandages et nettoyer ses profondes plaies avec les plantes qu'avait rapportées Ambre. Cette dernière avait également amené un bol d'eau chaude dans lequel étaient infusées les plantes qu'avait réclamées Suron.
La Fille Gelée ayant moins de fièvre, s'était réveillée alors que le jeune elfe terminait le nouveau bandage autour de sa cuisse.
— Comment te sens-tu ? demanda le vieil homme.
— Fatiguée, mais ça va aller.
Le maître d'arme sourit à son élève et lui conseilla :
— Tu n'es pas obligée de toujours être la plus forte Kida. Tu as le droit d'être épuisée et de l'assumer. Tu es humaine, ne l'oublie pas.
La jeune fille Ar-Feiniel soupira et s'assit prudemment en remerciant Othar d'un sourire.
— Bois ça, conseilla Ambre en lui tendant le bol.
Aïkida accepta et but l'infusion en soupirant de soulagement. Pour une fois, ce n'était pas mauvais, et cela lui réchauffait le corps. Car après son excès de fièvre, elle était maintenant frissonnante.
Othar retira sa cape et la tendit à son amie :
— Couvres toi. Tu ne dois pas bouger du lit jusqu'à ce que je revienne ce soir.
Alors que la jeune fille esquissait un mouvement pour répliquer, elle se tut en apercevant le regard intransigeant du jeune elfe.
— Si tu veux avoir des forces pour retrouver ta sœur, je te conseille de m'écouter, ajouta-t-il.
Aïkida soupira mais hocha la tête. Elle avait besoin de repos, c'était indéniable.
— Merci.
Un sourire fendit le visage carré d'Othar avant qu'il ne sorte de la chambre, suivi d'Ambre.
Suron allait se retirer quand son élève l'interpella :
— Alors vous nous quittez ?
Le vieil homme soupira tristement et répondit :
— J'aurai aimé rester avec toi Kida, mais je ne peux pas vous ralentir dans votre quête. Tu seras bien entourée ne t'en fais pas.
La jeune fille n'avait pas la force de s'énerver, mais elle put répliquer fermement :
— Vous ne nous ralentirez pas, vous êtes aussi vif que moi aux combats, et aussi agile qu'un homme d'une trentaine d'années.
— Oui mais voilà, je suis plutôt dans la soixantaine que dans la trentaine. J'ai l'occasion de retrouver mes racines elfes, c'est l'occasion rêvée.
Aïkida soupira et demanda tristement :
— Vous m'expliquerez un jour ?
Un sourire s'étira sur les fines lèvres de Suron lorsqu'il répondit :
— Je te le promets.
La jeune fille sourit à son tour et lui souhaita bon voyage :
— Soyez prudent.
— Toi aussi, ne prenez pas de risques inutiles.
Les deux amis s'enlacèrent un moment, puis le maître d'arme se retira, laissant son élève s'endormir calmement.
Après avoir mangé, les deux frères de combat se retirèrent au fond de la Vallée, au repère de Luaj. L'endroit était calme, le soleil étincelait et la brise faisait danser les branches d'arbres non loin d'eux. Ils étaient assis au sol, dans l'herbe humide, alors que la dragonne était allongée et se reposait. Ils se trouvaient dans les hauteurs de la Vallée des Dragonniers, et surplombaient le château depuis le Sud-Ouest, après le bois.
Tarek jouait avec les brins d'herbes tandis que son ami avait le regard perdu à l'horizon. Le jeune blond demanda alors :
— Comment as-tu su ?
Le brun soupira :
— La p'tite gelée a entendu Luaj rugir, et elle a senti ta détresse. À ce propos, comment se fait-il qu'elle soit la seule dans ce cas ? Même Athkor n'avait pas l'air de s'en être rendu compte. J'ai cru qu'elle avait eu des hallucinations, elle a eu beaucoup de fièvre.
Leeroy passa une main dans ses cheveux avant de gratter une fine barbe qu'il avait laissé pousser depuis quelques jours.
— Je pense que ça vient du poison.
— Du poison ? répéta son frère de combat, ne comprenant pas où il voulait en venir.
Ce dernier soupira à son tour et regarda son ami d'un air grave avant de répondre :
— Ce que j'ai fait, tu ne devras en parler à personne. J'ai récupéré le poison avec lequel Aïkida a été blessée. J'avais secrètement gardé le morceau de tissu qui avait servi à absorber la substance. Or, je me suis souvenu qu'un poison était une entité magique, une sorte d'être vivant très puissant et maléfique s'il n'était pas contrôlé. Et je me suis dit que, si j'arrivais à maîtriser cette force, je gagnerais en puissance magique. Je serais plus fort.
Il marqua une pause en reportant son regard sur l'horizon avant de reprendre d'une voix profonde :
— Je ne suis pas serein. La petite sœur d'Aïkida n'a pas pu disparaître toute seule, elle a été aidée, c'est indéniable. Si la version d'Alex est exacte, il se peut qu'Emelï ne soit plus tout à fait elle-même, elle serait une cible parfaite. De plus, nous ne savons toujours pas de qui proviennent les menaces qu'a reçu Kida. J'ai l'étrange impression que cette quête ne sera pas de tout repos, et je voulais être sûr d'avoir les capacités requises pour protéger la Fille Gelée. Si elle a ressenti ma détresse et celle de Luaj, c'est sûrement parce qu'elle a été en contact avec ce même poison avant moi. Puisqu'elle n'est pas complètement guérie, les restes de poison ont dû réagir en même temps que pour moi. Ce doit être pour ça qu'elle a entendu intérieurement les rugissements de Luaj et qu'elle a senti que je n'allais pas bien.
— Et c'est pour ça qu'elle a eu de la fièvre, tu as réveillé l'entité du poison, et cela a également agi sur elle, comprit Tarek.
Il avait cependant froncé les sourcils, et demanda :
— Mais tu étais déjà puissant avant, même si tu l'étais moins qu'Aïkida. Alors Pourquoi avoir risqué ta vie pour une simple confirmation de pouvoirs ?
Leeroy plongea un regard mystérieux et profond dans les yeux de son frère.
— Parce que la Magie Noire rode toujours.
Le jeune brun se figea.
— Le Masque Noir est mort, répliqua-t-il plus sèchement qu'il n'en avait l'intention.
— Le Masque Noir est mort, mais nous ne pouvons pas affirmer que sa magie l'est aussi. Je préfère rester sur mes gardes. C'est pour ça que j'ai pris ce risque. Pour pouvoir lui tenir tête, si jamais elle refait surface.
Tarek s'était crispé. Si la Magie Noire rodait toujours, serait-il toujours sensible à son attraction nocive ? Serait-il toujours aussi réceptif à ses gènes ? Malgré la disparition de son père ?
Puis un sourire énigmatique apparut sur le visage calme de Leeroy et celui-ci donna un coup amical dans l'épaule du dragonnier en demandant :
— Et toi ? Quand-est-ce que tu comptais me le dire ?
Les sourcils du jeune brun s'arquèrent de surprise :
— Te dire quoi ?
Le blond se mit à rire :
— Tu ne crois quand même pas que tu allais réussir à me cacher ça ? À moi ? Ton frère ?
Le dragonnier se renfrogna et continua de jouer avec les brins d'herbe entre ses doigts.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
Ce fut au tour de Leeroy d'arquer un sourcil :
— Allez, je t'ai confié mon secret, à toi de me révéler le tien. Tu n'es plus le même depuis quelques jours, tu es moins abattu, il m'a même semblé te voir sourire une fois. Qu'est-ce qu'il t'arrive ? T'es amoureux ou quoi ?
Tarek lança un regard noir à son ami qui se mit à rire, puis respira profondément et révéla :
— J'ai récupéré la magie de Brusanth.
En entendant cela, Leeroy se tut brusquement et tourna la tête vers son frère de combat, la mâchoire tombante.
— Quoi... ?
Le regard rivé vers le cimetière des dragons, le jeune brun continua :
— Je me suis rendu sur sa tombe il y'a trois jours, et je l'ai senti. Il était là, avec moi. Il m'a même parlé.
Son cœur se serra à ce souvenir, mais il poursuivit :
— Je me suis soudainement enflammé, et sa magie est entrée en moi, je l'ai sentie au plus profond de mon âme. Le vide s'est en partie comblé. Brusanth fait maintenant parti de moi, entièrement. J'ai reçu, non seulement sa magie, mais également sa sagesse, son tempérament de feu et sa puissance. Je suis plus fort que je ne l'ai jamais été, et j'explore de jours en jours ce que je peux faire de ces nouveaux pouvoirs.
Leeroy fixait son ami, ébahi par son récit. Puis, rongé par la curiosité et le bonheur de voir son frère le cœur plus léger, il demanda :
— Tu as pu lui parler alors ? Comment ça se fait ? Qu'est-ce qu'il t'a dit ?
Tarek tourna son regard vers lui et répondit solennellement, le cœur serré :
— Je ne sais pas comment tout cela a pu être possible, mais c'est la vérité. Il m'a dit que nous étions plus forts ensembles, qu'il serait à jamais avec moi, et que je devais faire bon usage de sa magie.
Ému de le voir ainsi, Leeroy prit Tarek dans ses bras, et les deux frères s'enlacèrent.
— Il me manque aussi tu sais.
— Pas autant qu'à moi... répliqua le brun.
Ils restèrent un moment dans les bras l'un de l'autre, silencieux.
Depuis l'arrivée de la Fille Gelée, ils n'avaient pas vraiment eu de moments à partager seuls. Amis depuis l'enfance, cette complicité leur avait manqué, et ils étaient heureux de se confier leurs problèmes, ambitions et joies. Dans la Vallée, les combattants avaient l'habitude de les voir toujours ensemble. Plus jeunes, lorsqu'ils ne voyaient que l'un d'entre eux, ils demandaient aussitôt où était l'autre. C'était ancré dans les esprits de tous, ces deux amis étaient inséparables. Ils avaient fait les pires coups possibles ensembles, de vrais petits diables. Escalader les murs, grimper sur les toits, ils avaient franchi tous les interdis et s'étaient souvent attirés les foudres du Haut-Dragonnier. Mais malgré tout, ils étaient appréciés de tous. Leurs espiègleries apportaient de la bonne humeur, et ils savaient tout de même être sérieux dans les instants graves. Gentils et serviables, ils n'étaient réellement détestés par personne, hormis par ceux qu'ils avaient réussi à humilier au combat étant plus grands.
Leeroy, lui, demanda en se reculant, les yeux espiègles :
— Dis-moi, qu'est-ce que tu as fait de ta magie pendant ces derniers jours ? Ne me dit pas que tu n'as rien essayé je te croirais pas.
Un sourire mesquin apparut sur le visage du brun et celui-ci répondit :
— J'ai pris l'apparence d'Alex hier soir.
Le blond ouvrit une bouche béante, les yeux écarquillés :
— Attends, tu veux dire que...
— C'était bien moi, avec vous et Athkor, annonça-t-il en souriant, triomphant.
Leeroy se mit à rire et tendit sa main à son frère, qu'il frappa avec bonne humeur.
— Bien joué ! On n'y a vu que du feu !
Tarek s'esclaffa, fier de son petit effet, puis ajouta :
— Et tout à l'heure j'ai failli le broyer, lui et son arrogance.
Son visage s'était de nouveau durcit au souvenir de son humiliation dans le couloir de la Salle du Trône. Il expliqua, haineux :
— Il est puissant lui aussi, il faudra s'en méfier. D'un simple mouvement de poignet, il m'a envoyé valser contre le mur et a failli m'étouffer.
— Et tu t'es laissé faire ? s'étonna Leeroy.
— J'ai eu beaucoup de mal à me retenir de le carboniser sur place. Mais bon, personne ne devait savoir, alors j'ai pris sur moi.
Les deux amis se mirent à rire.
Le vent secouait leurs cheveux avec grâce alors que le soleil se reflétait sur leur peau quelque peu rougie par le froid. Blottis dans leurs capes, ils profitaient du paysage. Mais une question traversa l'esprit de Tarek :
— Comment ça va se passer maintenant ? Tu as réussi à maîtriser le poison, mais qu'est-ce que tu vas en faire ?
— Je n'ai pas encore eut l'occasion de tester quoi que ce soit, et je ne vais pas utiliser de cobaye. J'attendrai lors de notre quête pour tester sur d'éventuels ennemis.
Le jeune brun hocha la tête. Puis, après quelques secondes de réflexions, il proposa :
— Et si on allait s'entraîner ? Nous avons tous les deux acquis une puissante magie extérieure. Voyons si ça va t'aider au combat.
Son regard de défi convainquit Leeroy, et ils redescendirent vers le château et la cour des armes.