Jane passe une super soirée. Ou du moins, c'est ce que plusieurs pensent en la regardant butiner d'une personne à l'autre, le sourire aux lèvres. Elle s'amuse toujours beaucoup dans les partys et en apparence, celui-ci ne semble pas différent. Ce soir pourtant, sa bonne humeur cache une préoccupation profonde, qui cadre mal avec les propos légers et divertissants qu'elle échange depuis son arrivée chez Justin.
Les confidences de Hay l'ont troublée. Effrayée même. Cette histoire de connexion – pour ce qu'elle a pu en comprendre – sonnait beaucoup trop psycho à son goût ! Toutefois si elle veut aider son amie, elle va devoir user d'une subtilité dont elle ne se sait pas encore capable. Sauf qu'elle va essayer !
Entendre la lassitude dans la voix de Hay, alors qu'elle lui répétait pour la Xe fois de ne pas s'inquiéter, a fini par la faire taire. Après que Nate les eue rejointes, ça été plus facile de faire semblant qu'Hay l'avait convaincue de lui faire confiance... Elle ne lui aurait jamais pardonné d'aborder ce sujet devant lui !
Le ton de son amie a fait resurgir des souvenirs d'une époque où elle a réalisé que les bonnes intentions n'étaient pas toujours suffisantes pour secourir quelqu'un – surtout s'il refusait obstinément de reconnaître son problème.
Cette fois, par contre, elle réussira. Il le faut ! Pour une raison qu'elle ignore, elle ressent pour Hay un amour encore plus profond que celui même qui l'unit à Béa – et elle aime tendrement sa sœur !
À sa première visite chez les Knight, alors qu'elle accompagnait son père, une joie intense avait envahi son cœur quand elle avait rencontré cette fillette sensible – si à part – et rien de ce qui avait pu se passer par la suite entre elles n'avait pu détruire ce lien indéfectible. Certains moments, elle se dit que cela défie toute logique, cependant, elle a accepté cet état de fait depuis longtemps.
Comme elle se sait prompte à s'emballer, elle choisit de jouer de prudence et décide que le mieux à faire ce soir est de surveiller étroitement la situation – tout en ayant l'air de ne surtout pas le faire ! C'est pourquoi elle s'est ingéniée au cours des heures qui ont suivies à rester discrètement dans l'entourage de son amie.
Pour l'heure, elle l'a perdue de vue, mais c'est bien involontaire. Haydn s'est éclipsée du studio avec les autres dès la fin du jam. Ironie du sort, il n'y a plus qu'elle et Henri dans la pièce.
Elle boucle l'étui de son violoncelle en vitesse et se dirige d'un pas vif vers la sortie. Elle éteint en pensant qu'il quittera avec elle. Au lieu de quoi il saisit son poignet d'une main adroite et l'oblige à se retourner.
C'est pas vrai ! Comme si elle avait besoin de ça ce soir !
- C'était génial Jane ! T'es magnifique quand tu joues...
Elle fait volte-face, les sourcils froncés. Sauf qu'elle n'avait pas calculé qu'il serait si proche. Son visage effleure presque le sien. Quiconque entrerait à ce moment précis aurait l'impression de déranger.
Son corps se fige, alors que tous ses organes se mettent sur le pied de guerre.
- Henri, non, ne commence pas ! le supplie-t-elle, alors qu'elle avait préparé une riposte.
Leurs yeux sont des rivières qui se jettent l'une dans l'autre. Jane ferme les paupières pour se soustraire à l'ascendant qu'Henri a sur elle, mais les rouvre lorsqu'elle sent les doigts du jeune homme glisser sur sa joue. Son âme a un mouvement de recul tandis que son corps soupire et s'abandonne à leur caresse, au lieu de lui obéir.
Elle devrait déjà être ailleurs ! Cette distance minime entre eux, sa peau qui touche la sienne, l'absence de témoins... C'est dangereux ! Tout est parti en vrille la dernière fois ! Ça s'est passé si vite, elle a encore du mal à comprendre comment les choses ont pu aller aussi loin ! M̶a̶i̶s̶ ̶c̶'̶é̶t̶a̶i̶t̶ ̶t̶e̶l̶l̶e̶m̶e̶n̶t̶ ̶b̶o̶n̶ ̶!̶
Le dos de sa main d'Henri traîne sur ses lèvres qui s'entrouvrent malgré elle.
- Je dois y aller, ça suffit !
Mais elle ne se dérobe pas. Elle reste.
L'alcool affaiblit sa détermination coutumière, celle qui lui permet de le maintenir à distance – c̶'̶e̶s̶t̶ ̶d̶e̶ ̶p̶l̶u̶s̶ ̶e̶n̶ ̶p̶l̶u̶s̶ ̶d̶i̶f̶f̶i̶c̶i̶l̶e̶.̶
- J'en peux plus de te voir tous les jours et de pas pouvoir te toucher... fait-il, en la dévorant des yeux.
Sa voix est rauque, son ton bouleversant de sincérité. Elle frémit.
Une fois les projecteurs éteints et le public parti, il laisse libre cours à ses émotions, ce qui ne manque jamais de craqueler le cœur de Jane. Les rejets répétés qu'elle lui inflige le blessent plus profondément d'une fois à l'autre, elle le sent bien malgré qu'il fasse tout pour le lui cacher. Seulement, elle n'a pas le choix : il est hors de question d'aller plus loin !
Elle serre les dents et inspire un grand coup, espérant naïvement que l'oxygène se change en courage pour lui permettre de mettre un terme à cette situation qui n'a déjà que trop duré.
- Tu sais que c'est impossible, on a eu cette conversation cent fois ! argue-t-elle en muselant son cœur.
- Et on l'aura cent fois de plus, s'il faut, je te lâcherai pas. J'arrête pas de revivre cette soirée...
- Arrête d'y penser, c'était une erreur ! gémit-elle, misérable.
Henri prend son visage au creux de ses mains. Il est si près que son odeur la bouleverse, faisant resurgir devant ses yeux des images de leurs corps nus enlacés.
- Ce que tu regrettes et que tu veux effacer de ma mémoire, c'est juste un des plus beaux moments de ma vie !
Il quitte les lieux sans se retourner, la laissant au bord des larmes.
Le témoin de la console, restée allumée, éclabousse les murs d'écarlate... Une vraie ambiance de film d'horreur !
Jane se rend à la fenêtre, qu'elle ouvre. L'air glacial s'infiltre d'un coup et elle a l'impression de respirer un peu mieux. La pièce est sombre et par contraste, la multitude de points lumineux qu'elle voit au-dehors en brille d'autant plus.
Plusieurs minutes s'écoulent, pendant lesquelles la conversation qu'ils viennent d'avoir tourne en boucle dans sa tête.
Les coups de klaxon et les rires proviennent de la rue St-Laurent, très animée à cette heure, se mêlent aux paroles qu'ils ont prononcées, conférant une dimension grotesque à toute cette histoire. Si seulement elle pouvait revenir en arrière !
Accaparée par ses pensées, elle sursaute quand les lumières se rallument et que Nate se matérialise à ses côtés.
- Enfin ! Je t'ai cherché partout ! Tu peux me dire ce qui se passe avec Haydn ?
Jane se raidit. Ses cheveux se dressent sur sa nuque. Son cousin n'est pas du genre à s'inquiéter pour rien. Elle ne lui connaît ni cette expression ni ce ton de voix. Elle l'interroge tandis qu'un demi-million de scénarios de fin du monde dans lesquels Hay est impliquée lui traversent l'esprit :
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Je sais pas trop, c'est pour ça que je suis venu te voir. On dirait qu'elle est complètement saoule !
Même si elle l'aurait cru plus au fait du passé de sa blonde, Jane se garde bien de lui mentionner que ça ne lui arrive plus jamais, maintenant. Hay ne touche à rien depuis des années. Le moment est mal choisi pour les explications. Moins Nate en saura sur les nouvelles divagations de son amie, mieux ce sera !
- Je comprends pas... continue-t-il. Je ne l'ai pas quitté de la soirée avec elle et il me semble qu'elle n'a pris qu'un shooter. T'étais là quand Henri lui a forcé la main ?
Elle ignore sa question et l'entraîne avec elle.
- Allez viens !
Arrivée au salon, le souffle lui manque. Un coup d'œil lui suffit pour évaluer la situation : Hay n'est pas à jeun – c'est très clair ! Toutefois, pour ce que Jane en sait, l'alcool n'est pas en cause. La fille extatique qui tournoie les bras en croix ne lui rappelle en rien celle qui, à l'époque, une fois bourrée, devenait agressive et cherchait la bagarre.
Si le dancefloor n'est pas son endroit de prédilection, Hay a tout de même hérité de sa mère d'une certaine grâce naturelle qui lui fait cruellement défaut en ce moment. Comme si elle était seule au monde, elle continue de s'adonner à ce que l'on peut difficilement qualifier de danse. Son désaccord avec le rythme est total. Ses gestes saccadés donnent presque la nausée.
Sous le regard médusé des gens les plus proches d'elle, qui se sont pour la plupart arrêtés de danser, elle bouscule sans ménagement ceux qui sont en travers de son chemin.
Mon Dieu ! Sa pauvre amie ! Qu'est-ce qui lui prend ? Tout ce monde qui la scrute... Qu'est-ce qu'elle peut faire pour l'aider ? Pour limiter les choses à ce gâchis, déjà important ? Maudit Henri ! S'il ne l'avait pas retenue, peut-être qu'elle aurait pu éviter cette scène...
À l'abri derrière sa main, Katia murmure quelque chose à Rébecca, qui acquiesce d'un hochement de tête en gloussant. Ces gens n'ont-ils donc jamais rien vu ?
Jane serre les poings.
La colère qu'elle ressent devant la vulnérabilité de son amie, offerte sur un plateau d'argent aux vipères de la place pourrait déclencher leur combustion spontanée ! Elle amorce un geste vers ces deux idiotes quand son bon sens la rattrape au grand galop et la sauve de son impulsivité coutumière.
Perdre son calme devant eux ne fera qu'empirer les choses, accentuant le caractère anormal de la situation. Jane réussit à se contenir pour ne pas nuire davantage à la réputation de son amie et se ressaisit.
Des mèches humides de sueur collent au front de Hay, masquant une partie de ses paupières closes. Un sourire rêveur aux lèvres, elle se met à balancer la tête de gauche à droite, dans une valse lente qui jure avec l'agitation désordonnée de ses membres.
Jane se compose une attitude enjouée et cale son rythme sur le sien, essayant de faire passer le tout pour une danse avant-gardiste, avec plus ou moins de succès.
- Hay, tu vas bien ?
La toucher semble briser sa transe. Les nerfs de Jane retombent. Pour se crisper aussitôt. Son amie la dévisage d'un air qu'elle ne lui connaît pas.
- Je vais trèèèèèèès bien... bien ! Ne t'inquiète pas... Jane, acquiesça-t-elle péniblement, en insistant sur son prénom avec une satisfaction incongrue, un peu comme si elle était fière de s'en souvenir à la toute dernière minute.
Son accent est étrange. Comme si le français n'était pas sa langue maternelle.
Elle jette un coup d'œil à Nate, pétrifié à l'entrée du salon. Il ne lui sera d'aucune utilité. Espérant permettre à son amie de reprendre ses esprits, elle lui entoure les épaules de son bras et lui intime à l'oreille :
- Arrête de faire semblant avec moi ! Qu'est-ce que t'as pris Hay ?
Aucune réponse. Elle ne la regarde même pas en plus ! Devant le manque d'intérêt flagrant qu'elle porte à la question, Jane, déjà passablement sur les nerfs, perd patience. La nécessité de soustraire son amie aux curieux l'emporte sur sa résolution à rester calme.
- Bon OK, tu viens avec moi ! tranche-t-elle d'un ton n'admettant aucune réplique.
Haydn tente de se dégager de la poigne qui la maintient sans y parvenir. Elle manque de coordination. Ses gestes ne sont pas synchronisés. On dirait une paraplégique qui recommence à se servir de ses membres.
- Allez ! On s'en va d'ici !
- Non, j'aime troooop cette musique ! braille son amie, alors que Jane sait pertinemment qu'elle déteste ce genre de techno agressive.
Malgré ses protestations et sa résistance désarticulée, elle réussit à traîner Haydn dans le couloir où elle s'affale dans les bras de Nate.
Jane pensait qu'ils seraient enfin tranquilles, mais, la perspective de rapporter davantage de détails croustillants – et qui sait, peut-être même de poster quelques photos sur Facebook – en incite quelques-uns à continuer de leur jeter des coups d'œil insistants. Si elle voit ne serait-ce qu'un seul cellulaire se braquer vers eux, il y a des têtes qui voleront, elle s'en fait la promesse !
- Hey, ça va faire ! Vous avez jamais vu ça une fille saoule ?
Cette réplique renvoie la plupart des gens à d'autres occupations.
- Allez Nate, on se pousse d'ici !