63. Carry on

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Lundi 6 juin

-       Alors ta décision est prise !

Je hoche le menton. Esteban est le premier que je mets au courant.

-       Et comment je suis censé me débrouiller, moi, quand tu seras retournée à Montréal ? bougonne-t-il.

-       Bah, tu n'auras qu'à adopter une de ces groupies de seconde zone qui te tournent autour dans les vernissages, c'est pas le choix qui manque...

Il me tire la langue et plonge par-dessus le comptoir pour m'attraper les poignets d'une seule main, comme s'il pouvait me retenir à Brooklyn par la force. Sa voix est douce cependant.

-       Tu pars quand ?

-       Dans trois semaines. Aussitôt que les derniers mixages auront été faits.

-       C'est pas sérieux Haydn ! s'exclame-t-il en frappant le quartz du plat de la main. Tu retournes t'enterrer à Montréal ? 

-       M'enterrer ? Et puis quoi encore ? Tu parles de Montréal comme si c'était le village fantôme de Val-Jalbert !

-       Hein ?

-       Laisse tomber ! Montréal c'est pas New York, mais ça bouge, quand même. Je t'inviterai, tu pourras le constater par toi-même... 

-       J'imagine bien, mais côté musical...

Je le coupe.

-       C'est pas ça l'enjeu. J'ai envie de passer l'été avec ma famille. Frederic change : chaque jour, il a une nouvelle mimique, une risette différente, une nouvelle chanson préférée. Il vient d'avoir huit mois. Bientôt il sera capable de marcher et... J'ai si hâte de l'entendre dire Taty Hay ! Si ça continue, c'est le prénom de Jane qu'il va apprendre à dire avant le mien, c'est horrible !

Je lui montre la dernière photo qu'Annah m'a envoyée sur mon iPhone. Mignon comme tout dans les bras de Franz la bouche en O et les sourcils arqués de surprise sous son bonnet de lapin aux oreilles pendantes. 

Si Fredou est la véritable raison à mon envie de retourner à Montréal, celle qui sous-tend mon départ imminent de New York a des ailes dans le dos.

Presque un mois depuis cette terrible nuit où j'ai veillé jusqu'aux premières lueurs de l'aube les yeux secs, Ground Zero au cœur.

-       Reviens à l'automne ! reprend doucement mon ami en me tendant mon appareil. Haydn, tu as le talent et un contact pour entrer dans cette fuckin' awesome école de musique !

M. Brown m'a offert de présenter mon dossier au directeur de la faculté de piano. Il pourrait devenir mon superviseur de maîtrise. J'aurais la chance de pouvoir écrire Manhattan School of Music sur mon cv...

-       Je dois terminer mon Baccalauréat d'abord. 

-       Pourquoi pas le terminer ici ?

Son insistance me touche. Mais...

-       C'est trop tard pour septembre. C'est pas le genre de programme dans lequel il reste encore des places une fois les cours commencés. Ils ont tous leurs étudiants bien avant le début de la période d'inscription dans ce genre d'endroit. Et puis, j'ai pas la citoyenneté américaine, tu sais que les démarches sont plus compliquées dans ce temps-là.

-       Au moins, y'a un peu d'espoir ! soupire-t-il avant de retrouver son sourire habituel.

Déjà, il repart sur autre chose. Je l'entends mais ne l'écoute pas, la tête perdue dans les nuages de mes souvenirs.

DissonancesWhere stories live. Discover now