39. Retour à la maison

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-       Je pensais bien te trouver ici !

Je me retourne sur le coup de la surprise. Jane se tient dans l'embrasure de la porte du studio musique. Elle hésite, puis fait quelques pas à travers la pièce où j'ai pratiquement grandi. Les lattes du plancher jouent en sourdine lorsqu'elle met les pieds sur l'épais tapis blanc sur lequel est figé mon Steinway.

-       Ça te manque, hein ?

Je me laisse tomber sur le banc. J'ai prétexté une visite à la cuisine pour aider Annah afin de m'éclipser discrètement de la salle à manger. Mais mes intentions n'étaient pas si altruistes... 

L'endroit est tel que je m'y attendais : noyé dans les rayons de soleil du midi, réfléchis par le miroir victorien dominant le foyer. Je me suis avancée jusqu'à mon piano au centre de la pièce.

Tellement plus impressionnant que dans mon souvenir !

J'ai hurlé à la peur tapie dans mon ventre de se taire et j'ai osé j'ai osé j'ai osé caresser quelques touches. Les frissons m'ont enveloppé. Le duvet dans mon cou s'est hérissé. La peur a tiré sur sa chaîne. J'ai serré les dents et j'ai savouré le contact soyeux des notes blanches sous mes doigts. Impossible d'oublier cette sensation. De l'index, j'ai enfoncé une touche. Doucement. Sans bruit. La peur a tiré plus fort. Les maillons de la chaîne ont cédé.  

Mon amie s'installe à mes côtés. Jane. Mon amie. Ma meilleure amie. Trop proche, trop pareille/différente à la fois.

Elle comme les autres. 

Les gens que j'aime, devenus des étrangers que j'ai déjà bien connus, mon univers, une vie que j'aurais longuement vécue dans un rêve...

Troublant décalage.

-       Je ne sais pas...

Visiblement, personne n'a encore dit à Jane que je ne reprendrais pas les cours à l'Université en janvier. On en est au dessert et je me demande ce qui retient Franz d'aborder le sujet. Ça ne lui ressemble pas de se contenir ainsi. Certaine qu'il considère l'occasion comme parfaite : avec des alliers comme Mamico et Jane, il s'imagine sans doute me convaincre de rester.

Si c'est le cas, il se trompe : dès que j'ai mis le pied à la maison, ma résolution de partir s'est renforcée. Me retrouver dans mon ancien décor a accentué mon malaise : tout me crie que j'ai stagné. 

Ma chambre s'est pétrifiée dans le temps. Mes meubles se sont enracinés dans le sol. Mes placards vomissent des vêtements abandonnés depuis plus d'un an. Sont-ils seulement encore portables ? Les recueils de texte qui ont accompagné mes copains dans la réussite de leurs cours ont entamé un processus de fossilisation aux côtés de mon iMac.

Rien n'a été rangé/tout étincelle de propreté. 

Personne n'a dormi ici/des fantômes ont habité cette pièce pendant mon absence. 

Lorsque j'y entre, l'odeur des espoirs de mes proches – déterminés à croire que rien ne changerait – me prend à la gorge. J'aurais voulu être une meilleure sœur, une meilleure tante, une meilleure petite fille, une meilleure blonde, une meilleure amie.

La Belle au bois dormant a eu plus de chance que moi. Tout son royaume s'est endormi en même temps qu'elle. Elle n'a pas dû subir autant de pression !

Aujourd'hui, je me retrouve à la croisée des chemins. J'appréhendais ce moment. Je l'ai vu venir. Longtemps. Longtemps à l'avance. C'est évident que je ne pourrai pas reprendre où j'ai laissé.

La carrière de pianiste, c'est terminé pour moi !

Juste d'y songer et la peur fait claquer son fouet sur mon âme. ̶M̶o̶n̶ ̶e̶x̶i̶s̶t̶e̶n̶c̶e̶ cette existence n'a plus de sens ! Oui. Y renoncer, c'est accepter de mourir à petit feu. Et pourtant, c'est irrévocable : je ne supporterai pas de vivre dans la crainte de provoquer Leur retour par la musique. La peur tient ma passion en joue et ne compte pas lâcher prise.

DissonancesWhere stories live. Discover now