49. À travers le voile de ton indifférence

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Jeudi 17 février

- Il t'a demandé en mariage ? Non ! J'y crois pas ! hurle presque Esteban en cherchant du regard d'autres témoins de son ahurissement, comme si Helena et moi ne suffisions pas.

La mimique de connivence qu'il échange avec Zac prouve une fois pour toutes que les hommes et les femmes ne viennent pas de la même planète.

Alors que l'heureuse élue est bien sûr mal à l'aise et que j'hésite entre l'amusement et un léger dégoût, les gars, eux, expérimentent un sentiment différent. Quelque chose qui ressemble à de la fierté, sauf que je ne saurais dire pour qui. Pour Zac, dont le goût en matière de fille se trouve validé et/ou pour celui qui a, à quatre-vingt-quatorze ans bien sonnés, osé faire la grande demande ? Probablement les deux.

Bien qu'occupé à la caisse avec un jeune d'une quinzaine d'années encapuchonné dans un sweat des Misfits, Zac est attentif à ce qui se passe à notre table, fidèle à son habitude de couver Helena des yeux vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Comment fait-il pour travailler près d'elle ? Ils ont été engagés ensemble, mais ils savaient tous les deux que leurs contrats impliquaient qu'au moins à certains moments de la journée, il faudrait donner la priorité à d'autres.

Au début, l'intensité de leurs sentiments était difficile à supporter, mais je m'y suis fait.

- Bon, ça va, on change de sujet, supplie la jeune serveuse en rougissant.

- Changer de sujet ? Tu crois que tu vas t'en tirer comme ça ? fait Esteban en s'étouffant avec son cappucino saturé de sucre. Et dire qu'on a manqué ça d'une toute petite demi-heure Haydn ! Tu te rends compte ? Allez... on veut tous les détails et vite !

- On va pas en faire toute une histoire... Je lui ai amené sa facture, M. Kent a attrapé ma main, s'est mis un genou au sol – ça lui a pris au moins trois minutes – malgré mes supplications et mon expression horrifiée et a fait comme dans les films.

- Oh... malaise ! je m'exclame, sincèrement compatissante qu'elle ait dû vivre ce moment pénible.

- Oui. Mais le pire de tout a été de garder une attitude professionnelle alors que je voyais Zac derrière le comptoir qui se foutait de ma gueule ! affirme-t-elle secouée par sa propre hilarité.

Elle s'efforce de ne pas être trop bruyante, même si c'est mission impossible que de rire à voix basse. L'étudiante snob assise à la table adjacente à la nôtre pousse son troisième petit soupir excédé en l'espace de cinq minutes, à l'abri derrière l'écran de son portable. Elle rajuste ses lunettes en écaille sur son nez, repositionne son béret vert sur son carré blond et effleure la lavallière de sa blouse pour lui donner du gonflant.

Le plaisir de mes amis est contagieux et je suis sans doute moi aussi responsable de l'humeur de cette fille mais je m'en fiche. Parce que c'est écrit café, et pas bibliothèque au-dessus de la porte extérieure, et que ça me fait trop de bien de me laisser comme ça en cette fin d'après-midi maussade, où une majorité d'habitués perdent leur temps devant une bière juste avant la cohue du jeudi soir.

Ahhh... ! C'est trop bien d'être... d'être... en paix ! Oui. Je me sens en paix. Presque bien même. Plus que quelques semaines avant d'en avoir fini avec cette merde d'antipsychotiques ! Svp, faites que je n'ai pas mal à la tête aujourd'hui ! Déjà que la nausée me tient compagnie tous les matins jusqu'à dix heures...

OK. Haydn ! Arrête de te plaindre. Rappelle-toi ce que tu as vu sur Google. Ouais, ce que tu as vu sur Google... Brrrrr !

De nos jours, c'est incroyablement facile de trouver pire que soi. Quelque part dans le monde, quelqu'un a tenu à partager ce qui statistiquement n'arrive qu'à un millième de la population de l'étude concernée. Alors oui, d'avoir échappé à la perspective horrifiante de devoir vivre pour le restant de mes jours avec un faciès grimaçant ou une langue dotée d'une volonté propre suffit à couper court à toutes mes séances d'apitoiement.

DissonancesWhere stories live. Discover now