44. Un million de voix, un brasier et des cendres

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L'entrée du tunnel qui donne accès au métro est sombre après la clarté aveuglante de ce froid matin d'hiver, comme si je m'étais pris en pleine pupille des dizaines de flashs. Les couloirs défilent. Je ne les compte pas. Je débouche sur la billetterie, passe ma carte et franchis le poste de contrôle automatique. La barrière avale les usagers avec régularité. 

Il n'est que dix heures, mais c'est aussi bondé qu'à l'heure de pointe à Montréal. Je m'engage dans le passage menant aux souterrains. Le flot continu de passants m'entraîne toujours plus bas. Je me laisse dériver avec le courant à travers le labyrinthe de marches, me frayant un chemin au hasard des détours. Les portes se succèdent.

J'arrive à la fin du dédale d'escaliers. Je ralentis ma descente, jette un coup œil à l'écriteau portant le nom d'un arrêt que ma mémoire élimine deux secondes plus tard. Quelle importance, finalement, dans l'endroit où je me rendrai ? Je ne souhaite qu'échapper à mes propres pensées. J'essaye de me faire croire que de m'éloigner de la Brooklyn Heights Promenade m'y aidera. Comme si en allant assez vite, je pourrais les distancer.

Le feulement caractéristique du train qui quitte le quai se répercute sur mes tympans.

-       Dammit ! je jure entre mes dents serrées.

La majorité vide la place. J'avise un banc qui se libère et m'affale dessus.

Mon esprit s'attarde le temps d'un soupir d'ennui sur ce qui compose Court St. Station : ces publicités placardées sur les murs que j'ai trop vues. Ces usagers du métro portant le masque affairé typique des New Yorkais pressés. Un gardien de sécurité qui regarde sa montre, l'air de se demander quand l'heure de sa retraite sonnera.   Mes yeux glissent sur ces visages. Rien ne les accroche.

En parallèle de mon indifférence, mon cerveau livre toujours la bataille pour m'empêcher de franchir la ligne.

Soudain, une longue plainte changeante, oscillant autour d'un la, s'élève au-dessus des rares conversations et capte mon attention. Au pied des marches, à quelques mètres de l'endroit où je me trouve, un itinérant accorde son violon pour tenter de gagner quelques dollars. La tête penchée sur son instrument, ses cheveux gris sale et emmêlés balaient les cordes, tandis qu'il tourne la cheville de la première note. 

Un éclair d'envie me déchire le ventre. Si je n'avais jamais donné cet affreux concert, peut-être que la musique ferait encore partie de ma vie. À travers le voile de mes regrets stériles, le son troublé de ce qui sera un vient bientôt se joindre à celui du sol qui a retrouvé sa pureté, lorsque le vieillard joue double note. 

Tout ce que j'ai d'organes dans le corps se contracte tandis que je continue de le regarder. Mon iPhone en main, je fouille dans mon sac à la recherche de mes écouteurs. Je ne veux pas entendre ce qui va suivre. Je ne supporte déjà plus la vue de ce musicien. Je me lève pour échapper à ce contexte trop difficile à gérer.

Trop tard.

Dès premières mesures du Pas de deux de Tchaikovsky, mon équilibre mental précaire vole en éclats. Je devrais me pencher et essayer de récupérer ce que je peux parmi les restes épars de l'explosion.

Mais ma conscience hurle : pars !  Cours !  Fuis l'ascendant que cette romance produit sur toi.

Sauf que je suis un papillon pris dans la toile de mes cicatrices.

Mes jambes refusent de m'obéir. Des frissons glacés me traversent. La folie est toute proche. Mes facultés de raisonnement se barent. Un tsunami d'émotions se lève.

Horreur.

Félicité.

Panique.

Révolte.

DissonancesWhere stories live. Discover now