64. Coupable

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Ces fins de soirées vont quand même me manquer. Helena, Zac, Esteban et moi, réunis autour d'un pichet bière dans le Bliss-Café, fermé pour la nuit...  Pichet que je boude au détriment d'un thé bien sûr.

Est-ce réalise d'envisager que les choses ressembleront à ce qu'elles étaient avec mes amis lorsque j'ai quitté Montréal, après tout ce que j'ai vécu et tout ce qu'ils ont pu s'imaginer ?

Nos rires se perdent dans la galerie lorsque je m'aperçois que celui d'Esteban ne se mêle pas aux nôtres. Ça fait quelques minutes déjà qu'il n'a rien dit. Cette fois, ce n'est pas le poisson cru.

Le silence est aussi peu naturel chez lui que ça l'est pour Jane. Son visage a pâli, tenant plus du lait que du café. Alors que Zac et Helena continuent de faire des plans pour le week-end, son regard voilé croise le mien.

J'ai un mouvement de recul devant l'expression hostile qui brille dans ses prunelles. Tout d'un coup, il se plie en deux. Sa tête plonge vers ses genoux. Sa main au poignet orné d'un massif cadran en argent se crispe sur le rebord de la table. Son Fedora roule sur le sol.

- Ça va boss ? s'enquiert Zac, alarmé.

Esteban s'appuie au dossier de sa chaise pour se redresser, le poing crispé sur la poitrine. Il grimace plus qu'il ne sourit, dans une tentative ratée pour rassurer son employé.

- Je téléphone aux secours, annonce Helena en sautant sur ses pieds.

- Non, surtout pas, s'exclame-t-il d'une voix rude en la retenant par le bras. C'est juste une indigestion.

Mais la jeune fille aux longues mèches rouges file déjà derrière le comptoir.

- Arrête-là ! Je vais bien. Je te laisse fermer Zac. Je serai mieux chez moi.

Il fouille dans les poches de son jacket militaire et lui balance le lourd trousseau de clefs. Je me lève et enfile ma veste en vitesse. Esteban pose les yeux sur moi et hésite.

- Qu'est-ce que tu fais ?

- Je te raccompagne !

La fraîcheur du soir semble lui faire du bien. Je l'entends inspirer profondément avant de se diriger vers la traverse piétonnière. Sans se remettre à parler pour autant, son pas se raffermit. Sauf que j'arrive à suivre son rythme sans avoir à fournir d'effort, ce qui n'est pas normal.

À l'intersection des rues Pierrepont et Henry, alors que nous patientons le temps que la voie soit libre, je lui intime de me regarder. Il a repris des couleurs, même s'il est toujours en nage et que ses yeux conservent ce drôle d'éclat.

- Tu crois pas que tu devrais prendre congé demain et aller faire un tour dans une clinique ?

- Pour quoi faire ? Je me sens bien, maintenant.

- Oui, et demain, quand ça te reprendra en plein rush ? T'as plus vingt ans, tu devrais être prudent.

Au lieu de se défendre comme chaque fois que je fais allusion à ses trente-huit ans, il balaye mes arguments d'un bref signe de la main.

- Allez viens !

- Je suis sérieuse, j'insiste en enroulant mon bras autour du sien. Cette façon que tu as de te tenir la poitrine. À moins d'être à genoux pour faire la grande demande, c'est pas un geste qui a une connotation très positive ! Ça ressemble à une attaque cardiaque.

- Si ça peut te faire plaisir, j'irai..., capitule-t-il trop rapidement, me faisant douter de la sincérité de cette affirmation.

D'autant plus qu'il l'a dit sans me regarder. Au lieu de tourner à droite sur Clark, il bifurque à gauche.

DissonancesWhere stories live. Discover now