20. F-o-l-i-e

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Je sors du studio d'enregistrement dans un état second, les sens émoussés.

Je m'arrête dans le couloir, par miracle désert, et m'appuie contre le mur. Le bruit des conversations toutes proches me parvient étouffé, les voix tattouées en relief sur la musique électro qui ruisselle dans l'air.

Je pose mes paumes sur mon cœur couvert d'hématomes et le force à reprendre sa place dans ma cage thoracique. Après avoir ressenti cette ̶d̶o̶u̶l̶o̶u̶r̶e̶u̶s̶e̶ délicieuse extase au piano, ce sentiment limite supportable que j'imploserais si je quittais le clavier, je peine à retrouver mon calme. Des parcelles d'émotion brute, vestiges de toutes ces sensations qui m'ont assaillies pendant le jam, me traversent et me laissent transie. ivresse. passion. extase douloureuse. enchantement. allégresse. félicité.

Je me débrouille comme je peux pour respirer, par à coups mais je ne tarde pas à voir des taches noires dans mon champ de vision. Je m'applique à réguler le rythme de mon souffle, quand soudain, il est là. Je me fige. Il est là. Dans ma tête. Je hoquette de stupeur.

J'attends, l'âme à l'affût.

Je. ne. suis. plus. seule. dans. la. pièce. noire. qu'est. mon. esprit. Il n'est pas visible mais il est partout.

1 inspiration étranglée. 3 battements de cœurs. 0 préalable. Ni silements. Ni grésillements. Aucun phénomène de connection.

- Haydn... Je t'ai manqué?

Je me pétrifie. Mes jambes se dérobent sous moi. Je ne connais pas cette langue. On dirait le dialecte cauchemardesque d'un vinyle joué à l'envers ! Pourtant, ce sont bien des mots !

Un bref instant encore, je me permets d'être cet animal aveuglé par les phares d'une voiture. Puis l'instinct de survie prend le dessus. Mon cerveau m'envoie un shoot d'adrénaline et je rue je rue je rue dans le vide de mon esprit. Mais les coups se perdent dans le vent qui souffle dans ma tête.

Sous le joug de la peur, une partie de moi se dissocie et crie : « Sauve-toi, je le retiens ! » mais il rattrape cette autre moi que j'ai tenté de soustraire à son emprise et l'enlace. J'éprouve son désir pour moi. Une aura vibrante qui m'enveloppe. Je suis dégoûtée/envoûtée.

Nous nous défions du regard. J'ai envie de lui griffer/caresser la joue. Je ne bouge pas.

Parallèlement, je me relève et fais quelques pas en direction du salon, dans un ultime effort pour m'accrocher aux lambeaux de réalité qui se déchirent entre mes doigts : Alexie, Dania et Jacob qui dansent. Quelques personnes à une table basse se font un poker. Un couple s'embrasse comme si c'était le dernier jour de leur vie.

La fête continue. Je suis la seule à avoir perçu cette voix.

Il pleut de l'acide dans ma poitrine et mes organes se liquéfient. Mes oreilles bourdonnent. La salive inonde ma bouche. Une fine pellicule de rosée glacée se dépose sur mon corps. Je tente d'endiguer cette marée qui monte. Impossible ! Je vais vomir ! Je cours vers les toilettes mais je n'ai pas le temps de m'y rendre et revoie le contenu de mon estomac dans la terre d'un palmier en pot.

Je m'essuie les lèvres du revers de la main. Du calme ! C'est sans doute le shooter de Raf, n'est-ce pas ? C'est sûrement ça ! Je n'ai pas bu depuis longtemps, c'est sûrement ça !

D'où je suis, j'ai une vue partielle du salon que je sonde pour trouver Jane ou Nate : ils ne sont nulle part. Une lame d'affolement déferle dans mon esprit, entraînant ma raison dans son sillage.

- Haydn... Toi et moi allons réaliser de grandes choses!

Un soubresaut de lucidité. Une question qui passe le crible de ma terreur pour parvenir jusqu'à ma conscience. Comment puis-je saisir le sens de ces paroles ? J'entends cette langue affreuse pour la première fois !

L'autre moi renverse la tête. Ses longues mèches tombent en cascades sombres, tranchant avec la blancheur de la camisole à manches très très longues attachées dans son dos. Elle m'adresse un clin d'œil. La silhouette massive et grise qui la tient dans ses bras se met à la faire tournoyer, l'entraînant avec elle dans une valse grotesque.

Et elle rit

et elle rit

et elle rit

encore.

Un dernier mot résonne avec fracas dans un instant de silence : f-o-l-i-e.

Le peu de détermination qui me reste pour lutter se détériore de façon fulgurante. ̶J̶'̶a̶i̶ ̶p̶e̶u̶r̶ ̶j̶'̶a̶i̶ ̶p̶e̶u̶r̶ ̶j̶'̶a̶i̶ ̶p̶e̶u̶r̶ ̶j'ai envie de me laisser faire.

Je sombre.

Comme en réponse à un signal, la pièce s'assombrit :

- C'est plus intime comme ça, ne trouves-tu pas?

De nulle part et de partout à la fois, des ronces noires courent sur les murs à une vitesse vertigineuse, s'enroulant aux chevilles des gens, tatouant leurs visages de fascinants motifs. Inconscients, ils continuent de fêter comme si de rien n'était.

La voix, gutturale et rocailleuse, est étrangement suave et lascive...

- Ah! Haydn ma jolie... Les choses n'ont-elles toujours pas été ainsi, au fond?

Peut-être... Je ne sais plus... Vaguement, je me rappelle que non... Mais alors, sans doute que c'est comme cela qu'elles doivent être... Certainement.

- Tu vas aimer, abandonne-toi...

Au mur, les particules de couleur de la toile gigantesque qui surplombe l'escalier menant aux chambres frissonnent. Une irrésistible vibration les entraîne vers le centre du tableau. Le focus se fait. Le visage, que l'on devine à peine en temps normal, maintenant parfaitement défini, se fend d'un sourire entendu, invitation de plus à céder.

- C'est mal ? 

- Ah Haydn... Le bien, le mal, ce sont des notions subjectives, tu ne crois pas? Alors? Tu en es?

- C'était prévu de cette manière n'est-ce pas ? 

- Ça va bien se passer.

Sans doute.

- Tu l'as déjà fait ?

- N'aie pas peur!

Dans un sens, je n'y peux rien, et peut-être qu'en fait, c'est ce que je désire... Oui, à la réflexion, c'est ce que je souhaite...

Une voluptueuse ivresse s'empare de moi. Ça me replonge dans ces années sombres où je carburais juste à l'idée de faire quelque chose de totalement interdit. C'est exquis !

- On peut y aller maintenant. Je suis prête.

DissonancesWhere stories live. Discover now