Bonus#1 (Dylan) : La Naissance Du Brasier.

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Dylan Anderon.

Croisant fermement les bras contre mon torse, je m'efforçai d'adopter une posture assurée et détendue. Je m'empressai de dissimuler mes mains moites du mieux que je le pouvais. Mon regard bleu parcourut nerveusement la ruelle déserte où je me trouvais. Autour de moi, les façades sales et décrépies d'habitations inhabitées semblaient me narguer ouvertement. Bien malgré moi, je ne pouvais m'empêcher de cogiter. Une intuition me soufflait que les anciens résidents n'avaient sûrement pas quitté leur domicile de bon cœur. Après tout, il arrivait que des familles entières soient enlevées lors des Cueillettes. Il s'agissait d'une situation rare, au cours de laquelle les Gardes ne se gênaient pas pour faire sauter les verrous et défoncer les portes.

Une fois, on m'avait rapporté qu'un Garde particulièrement inspiré s'était servi de ses pouvoirs sur un enfant Inapte trouvé dans la rue, le forçant à attirer ses parents à l'extérieur en toute innocence. La suite de l'histoire était évidente...

Je frissonnai de dégout en repensant aux multiples atrocités dont j'avais bien trop souvent été témoin. Pourtant, cette barbarie n'était rien d'autre aux yeux de nos bourreaux qu'une source de divertissement. Combien de fois avais-je été pris de court par l'organisation d'une Cueillette, alors que j'étais à des lieues de chez moi ? Combien de fois avais-je dû me terrer dans des endroits dégradants en attendant que les choses se tassent ? Combien de fois avais-je assisté au malheur de mes compatriotes, sans pouvoir ne rien y changer ?

Soudain envahi par la frustration, je serrai les poings au point de blanchir mes jointures. Au fil du temps, échapper de justesse au sadisme des Gardes royaux était devenu une seconde nature. J'aurais dû m'estimer heureux. Je savais que rares étaient les Inaptes assez habiles pour filer entre les doigts des Aptes. Comme le disait si bien Kylie, ma meilleure amie, j'étais un véritable grain de sable. Et mes ennemis avaient horreur des grains de sable. Ce qu'ils préféraient, c'était les proies faciles. On aurait pu croire que les larbins du glacial roi Thobias DeCalonne privilégiaient la traque aux prises rapides. Mais une course poursuite avec leurs inférieurs était loin de leur paraitre excitante. De notre côté de la nation, les Aptes ne nous accordaient pas assez d'importance pour jouer dans notre cour. En toute simplicité, les puissants se distrayaient entre eux.

Là où les Inaptes de l'Ouest considéraient chaque jour passé aux côtés de leurs proches comme un cadeau, les DeCalonne et compagnie se chamaillaient pour des terres, des bijoux ou des titres. Et le plus désolant dans l'histoire, c'était que je n'arrivais pas à distinguer lequel des deux camps vivait dans le monde réel.

— Saloperie de montre, grommelai-je en tapotant l'objet en question.

Enroulée autour de mon poignet, ma montre en argent affichait dix-sept heures. Autrement dit, ses aiguilles n'avaient pas bougé depuis l'instant où j'étais arrivé dans cet endroit malodorant. Et à en juger par le soleil en plein déclin, un bon bout de temps s'était écoulé. Je poussai un profond soupir. Cadeau de mon joailler de père pour mes seize ans, la montre n'avait cessé de passer entre ses mains pour réparation au cours des deux dernières années. Et elle me lâchait toujours pile au moment où j'en avais le plus besoin...

— En retard, comme d'habitude, bougonnai-je derechef en tapant du pied.

Dans la poche intérieure de ma veste usée, le précieux paquet confié par mon père semblait peser une tonne. Je ne savais même pas quel type de bijou il contenait. Et à vrai dire, c'était le cadet de mes soucis. De toute manière, il s'agissait sûrement d'une sublime babiole destinée à dissimuler la laideur de nos oppresseurs. C'était à cela que servait l'inestimable talent de Daniel Anderon. Satisfaire la frivolité pour laquelle étaient réputés les Aptes de l'Ouest. Des Nobles à la botte du roi, pour la plupart... et possédant également des résidences secondaires à Millestburgh. Évidemment, ces ridicules petits monstres se calmaient aussitôt de retour à l'Est. D'après mes maigres sources d'informations, ils préféraient faire profil bas une fois loin de leur monarque et plus proches des Aptes moins gâtés par la providence. Après tout, l'un de ces derniers pourrait choisir de s'en prendre aux précieux larbins des DeCalonne. Car c'était ainsi que notre société fonctionnait. La puissance appartenait à la majorité. Et la majorité suivait le sens du vent...

Fermant les yeux, je me mis à rêver. Mes pensées dérivèrent vers Millestburgh, la ville de toutes les promesses. Là où aucun Inapte n'était brutalisé. Là où Aptes et Inaptes possédaient un seul et même but. Survivre.

Soudain, un frôlement près de ma jambe me fit violemment sursauter. Soulevant les paupières, je tombai nez à nez avec une hideuse petite créature. Cette dernière poussa un miaulement plaintif qui me fit froncer les sourcils.

— Qu'est-ce que tu veux toi ? marmonnai-je en baissant le regard.

Pour toute réponse, le chat s'ébroua en miaulant de plus belle. Son pelage aussi sombre que la nuit et d'une saleté repoussante me fit pousser un soupir.

— Je n'ai rien à te donner, ajoutai-je en lui tapotant machinalement la tête. C'est juste moi qui suis de corvée aujourd'hui...

On aurait pu penser que le fils unique de l'illustre Daniel Anderon aurait hérité de son don créatif. Il n'en était rien. Et au fond, ce n'était pas plus mal. Après tout, je me voyais mal coincé dans une existence vouée aux puissants. Alors en attendant, je me contentais de jouer les coursiers pour le compte de la joaillerie. Ce n'était peut-être pas un métier rêvé, mais cela me permettait de ne pas mourir de faim. À la différence que si mes finances s'en sortaient plutôt bien, ma dignité en prenait un coup à chaque fois.

Cela commençait par les retards répétés que m'imposaient les clients. En effet, lorsque ces derniers se déplaçaient eux-mêmes, j'étais souvent forcé de patienter des heures à la sortie de Kalénine. Et lorsqu'ils se manifestaient enfin, c'était pour m'arracher leur précieux caprice des mains en me gratifiant de leur plus bel attirail de mépris. À commencer par le regard, puis le petit rictus. Sans oublier la sacro-sainte rémunération. Ce dernier point était celui qui me faisait bouillir le sang. Car là où le travail de mon père mériterait monts et merveilles, les puissants se contentaient de me tendre une petite bourse contenant une menue somme de cubes d'or. J'avais bien tenté de protester une fois. Cela s'était achevé par une humiliation en bonne et due forme...

Je fus brutalement extirpé de mes pensées par des bruits de pas précipités. Je me redressai en bombant le torse. Chassant le malheureux chaton d'un geste du pied, je m'humectai nerveusement les lèvres. Des voix basses me parvinrent aux oreilles. Bientôt, deux silhouettes encapuchonnées apparurent au coin de l'impasse crasseuse où l'on m'avait donné rendez-vous. Envahi par un sentiment de malaise, je me raclai la gorge.

— Qui êtes-vous ? lançai-je d'une voix que j'espérais ferme.

— Tu n'as rien à craindre, petit ! grogna une voix masculine.

Plissant les yeux, je tentai vainement de distinguer quelque chose à mesure que les nouveaux venus s'approchaient de moi. Loin d'être rassuré par l'homme inconnu qui venait de prendre la parole, je reculai de plusieurs pas. Mon regard se mit à fouiller les environs, à la recherche d'une arme potentielle. Ma main fondit bientôt sur un court bâton de bois.

— On est là pour la livraison ! ajouta la voix, bien plus proche à présent.

Plissant le front, je vis la plus grande silhouette s'arrêter à quelques mètres de moi, avant de retirer son capuchon. Je tressaillis en découvrant le visage qui se présenta à mon regard.

— Je ne suis pas l'être le plus beau qu'il t'ait été donné de rencontrer, je suppose, railla mon étrange interlocuteur.

Je déglutis bruyamment, échouant à détourner le regard des hideuses balafres qui défiguraient l'homme face à moi. Ses yeux sombres semblaient guetter le moindre de mes mouvements, un rictus perturbant aux lèvres.

— Je repose la question, lâchai-je calmement. Qui êtes-vous ?

La seconde silhouette, se tenant jusque-là en retrait, s'agita dans l'ombre de son acolyte.

— Avez-vous notre commande ? interrogea une douce voix de femme.

Coinçant mon bâton sous une aisselle, je glissai la main dans ma poche. En retirant le précieux paquet confié par Daniel, je lançai un regard méfiant au Balafré. Ce dernier me répondit par un sourire incompréhensible, comme s'il savait quelque chose que j'ignorais.

Je lus rapidement le nom du destinataire, griffonné à la va-vite sur le papier.

— Ella Green ? hélai-je en fixant la femme, dont je ne voyais toujours pas le visage.

— Pas tout à fait, répondit l'intrigante en se défaisant enfin de son capuchon.

(Gratuit le 3 Janvier) APTITUDE : Le Chaos Et La Couronne.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant